La langue des oiseaux

détail de l'oiseau de l'arcane XVII, Nicolas Conver et JC Flornoy

La langue des oiseauxdétail de l'oiseau de l'arcane XVII, Nicolas Conver et JC Flornoy. Une réminiscence de la chanson populaire : à la claire fontaine

Magie de mots

Avant d’entrer dans le vif du sujet, un rappel historique.

Le 13 octobre 1307 voit l’arrestation des templiers sur ordre du roi de France Philippe le Bel. Le 19 mars 1314 dans l’après-midi, l’Ordre du Temple est définitivement éliminé avec la mort de Jacques de Molay sur le bûcher de l’Ile aux Juifs à Paris. En cet après-midi de drame, les maîtres des fraternités de bâtisseurs présents lancent ce que la tradition compagnonnique nomme : la grève des cathédrales.

En trois semaines, le mot circule sur l’ensemble des chantiers répartis sur les provinces contrôlées par le roi, et tous les ouvriers, de l’apprenti au maître, lâchent les outils et quittent la France ou retrouvent leurs familles. La société sacrée du Moyen-Age est morte dans cette grève et cette émigration. Plus aucune église ou chapelle ne sera construite dans les règles de l’art : l’art de magnifier par la pierre les forces telluriques de la wouvre et d’y baigner le peuple des croyants. Le temps de l’Inquisition et de la dictature des religieux commence pour l’Europe.

Ceux qui restent, doivent quitter leurs fraternités et, pour rester en vie, se fondent dans l’anonymat de la société civile.

Ceux qui partent, vont pour le plus grand nombre en Italie du nord, où ils feront la Renaissance en travaillant pour les princes ; quelques fraternités émigrent plus loin encore, dont une, originaire du Poitou, ira jusqu’au Moyen-Orient dans le dernier royaume franc qui résiste encore, celui des Lusignans de Cilicie, coincé entre les actuelles Syrie et Turquie.

Petit royaume inféodé à l’empereur romain-germanique, il disparaîtra sous les coups des Mameluks en 1375. Les fils de ceux qui firent la grève des cathédrales, retournèrent en pays chrétien, dans l’effervescence de cette Italie du nord, où, surnommés « les sarrasins » ils lâchèrent leurs connaissances dans une bouteille jetée à la mer : le tarot.

Alors, pour parler de la « langue des oiseaux », nous devons convenir de deux périodes. Avant la grève, où cette « langue » est parlée en langage d’art goth[1] et s’exprime en mots et images sur tous les chantiers des cathédrales, et après la grève, où elle rentre dans la clandestinité.

La langue des oiseaux fonctionne sur le registre de la spontanéité et de la compréhension directe. Un des exemples les plus classiques, bien que tardif, 17e probablement, est certainement celui des auberges « au lion d’or », « au cochon d’or ». Chacun d’entre vous est déjà passé de nombreuses fois devant ce genre d’enseignes. Que signifie l’image ? Rien de particulier si ce n’est un lion, souvent mal dessiné, ou un cochon couleur or. Alors pourquoi ce nom idiot ? Parce qu’au lit on dort, ou qu’à l’arrêt « au coche » on dort. Coche était l’ancien nom pour cochon.

Nous entrons dans les jeux de mots qui caractérisent cette « langue des oiseaux ». Bien sûr, nos anciens ne se sont pas contentés de bêtises de ce genre. En fils de ma mère l’Oye [2] et sujets de la reine Pédauque [3] , en hommes « pattés [4] » à l’épaule, ils jargonnaient évidemment. Leur langue était la langue des oisons, pas des oiseaux. Nous sommes dans la tradition des enfants de Maître Jacques. Pour ces magiciens, comme pour certains soufis d’aujourd’hui, ce qui compte avant tout, c’est de créer cet instant magique de suspension du temps, cette béance par laquelle nous sommes tous reliés au divin. Leurs jeux de mots devaient être littéralement « à vous couper le souffle ». Les cagots du sud ouest étaient les derniers survivants de cette culture et portèrent jusque vers 1730 la patte d’oie de tissu rouge cousue sur l’épaule gauche.

La langue des oiseaux de la première période est totalement directe, et est à prendre au premier degré strictement, dans l’immédiateté.

Nous avons à l’abbatiale romano-bysantine construite par Eléonore d’Aquitaine à Souillac (Lot) en chapiteau au 8e pilier du déambulatoire, ainsi qu’à l’église de Talmont en Charente, la représen­tation d’un héron qui met son bec dans l’oreille d’une chouette. La chouette d’Athéna (Minerve) bien entendu, représentante de la possibilité d’accès à la connaissance.

Bon !!! Ceci dit, nous sommes dans la langue de bois, pas encore dans celle des oisons.

Lors d’une de mes visites à Souillac, je faisais mon labyrinthe [5] tranquillement tout en étant très interrogatif sur les images des différents chapiteaux du choeur. Arrivé au 8e, ne comprenant pas l’image, je me mets le dos contre le pilier, je ferme les yeux et fais tant que je peux le vide intérieur et attends. Je n’ai pas été déçu. Au bout de quelques minutes d’attente et d’oisiveté méditative, j’ai les oreilles littéralement arrachées par un bruit affreux et colossal. Je sors de ma torpeur avec un choc puissant et ouvre les yeux. Rien dans l’église, j’étais seul, sauf un touriste, qui, au porche d’entrée, était en train de mettre une carte postale dans son enveloppe !!! C’était ce son infinitésimal qui, de ses soixante mètres de distance, m’avait littéralement explosé la tête. Comme c’était déjà la troisième fois que ce type de son se manifestait à moi, j’ai tout de suite, compris ce qu’il en était. C’était l’harmonique seconde du son que j’entendais depuis cet endroit spécifique. Ce son ne pouvait être entendu de cette manière que depuis ce pilier. Voilà pourquoi le héraut débouchait l’oreille de la chouette, et vous offre l’expérience de ce que les anciens nommaient : la tierce-oreille.

La langue des oiseaux, c’est ça. On vous dit les choses de manière directe. Mettez-vous sous le pilier, vous aurez l’oreille subtile débouchée. Si vous cherchez un « symbole » pour expliquer cette image, vous allez rentrer dans le verbiage et risquez fort de rater l’expérience qui, seule, intéressait nos anciens. Multiples sont les images de cette sorte, et multiples sont les expériences étonnantes à notre dis ­position si nous savons ne pas analyser ce que nous voyons, mais nous laisser expérimenter. Toutes nos églises et chapelles romanes en sont bourrées. A vous de les regarder et de les laisser vivre en vous. Le dos contre la pierre, laissez-vous « envoûter », c’est de l’art goth. Voici déjà deux niveaux de cette langue des oisons. Un jeu de mot et d’image, un jeu d’image et d’expérimentation. Quand, sur la diablesse de l’arcane XV

Le Diable, le graveur du tarot de Nicolas Conver place trois petits points sur sa poitrine, il faut lire ce message aussi simplement que possible : la franc-maçonnerie est une diablesse. C’est tout ! Ce qui sera rajouté en interprétation complémentaire ne sera que du délayage. Après le bûcher des templiers et l’arrivée de l’Inquisition, la vie sociale de l’Europe va basculer dans la répression de la vieille science, le gay-scavoir [6] . C’est par dizaines de milliers que les bûchers seront allumés. Seules quelques professions conservant leurs traditions passeront le fil des siècles, les médecins, les apothicaires, les charpentiers, et quelques autres. La langue des oisons, envolés vers d’autres cieux depuis le 19 mars 1314, devint la langue des oiseaux, entra dans la clandestinité, devint langue d’initiés et ses jeux de mots se firent de plus en plus savants, même le grec fut utilisé. Quant aux jeux d’images des alchymistes, certains sont encore compréhensibles relativement facilement, mais pour beaucoup il est nécessaire de les aborder avec une culture importante. Nous rencontrons de temps en temps des individus dont la verdeur et la spontanéité de langue créent en nous cette béance comme un coup de poing au plexus. Ils sont, au moins dans cet instant magique, des Mats et nous réactivent la langue des oiseaux. Jean-Claude Flornoy 6 janvier 2004 à Sainte-Suzanne retour à l’accueil des “dossiers chauds” Quelques précisions

[1] art goth : la moins mauvaise des définitions me semble encore être celle de l’origine grecque du mot goth: art de la lumière, art de l’esprit.
[2] ma mère l Oye : recueil traditionnel d’enseignement oraux, repris tardivement et arrangé par Perrault.
[3] la reine Pédauque : légendaire reine du peuple du roman
[4] pattés : ayant la patte d’oie de tissu rouge cousue à l’épaule gauche, comme les juifs portaient l’étoile jaune.
[5] faire son labyrinthe : entrer dans une église par le portail ouest et faire un tour complet dans le sens des aiguilles d’une montre, par les côtés. Puis remonter vers le coeur par le transept, c’est faire son labyrinthe.
[6] gay-scavoir : mot, je crois transmis pour la première fois par Rabelais. Un maître en la matière.