Jean Rumengol ?

Anatole Le Braz

tad koz, grand pèreTad Koz

 

Il y a une vingtaine d’années, ce texte est entré dans ma vie pour la première fois. A chaque lecture, il m’a ému et remué dans les profondeurs. Un Mat, un fou de Dieu, un troubadour, un illuminé, probablement notre dernier barde traditionnel avant le prochain. Rien n’est perdu, des hommes de cette qualité ont existé en un temps, finalement pas trop loin de nous. Notre monde traditionnel occidental conserve des souvenances, des mémoires que les chercheurs reconnaîtront comme de la bonne nourriture de l’âme. Tel quel, il est opératif et entraîne dans sa magie, on entre dans les landes bretonnes avec les foules ou les familles et on se fond en cet homme d’exception. Jean Rumengol, avec ce texte, enseigne toujours !

1

Jean Rumengol était de son métier chanteur de chansons.

La race disparaît, hélas! de ces vagabonds inspirés qui jadis peuplaient les routes de la basse Bretagne. Ils s’abattaient sur le pays, au printemps, comme une joyeuse volée d’oiseaux. Ils abondaient surtout aux pardons. Ils y arrivaient la veille, le soleil déjà couché, avec leur havresac en peau de veau bourré de chansons, de gwerzes tragiques et de sônes sentimentales. Ils passaient la nuit accroupis sur les bancs de pierre du porche ou allongés dans l’herbe du cimetière, entre les tombes. Et ils dormaient là, paisiblement, le visage tourné vers les étoiles. La lumière du matin faisait étinceler leurs haillons que la rosée avait saupoudrés de diamants. Soudain, ils se levaient de terre, secouaient ‑ comme ils disaient ‑ leur pauvreté, et s’égosillaient à qui mieux mieux, avec des voix allègres d’alouettes. Jeunes gens et jeunes filles, venus pour la messe matinale faisaient cercle autour d’eux. Entre deux couplets, le chanteur brandissait au‑dessus de sa tête une poignée de feuilles volantes, de pages rugueuses, grossièrement imprimées, mais en qui bruissait l’âme enfantine et si charmante des vieilles poésies ancestrales.

Qui veut la gwerz ? Qui veut la sône ?… Daou wennek ! Deux sous! ….

Et des mains se tendaient. Et on se l’arrachait, ce « papier de chandelle ». Et les gros sous pleuvaient dans l’escarcelle de l’homéride bas‑breton! Ils n’y séjournaient pas longtemps. Chanter donne soif. Puis,c’était  bien le moins que, en l’honneur du saint du lieu, l’on se permit quelques libations à la mode antique. Avant la fin du jour, les bons aèdes avaient bu presque autant de chopines qu’ils avaient vendu de chansons.C’étaient de vrais Enfants de Sans‑Souci; ils aimaient à s’en aller, les poches vides, comme ils étaient venus. On ne les en blâmait point, dansces temps‑là. Leur facile imprévoyance semblait aux gens toute naturelle. On les regardait un peu comme des êtres à part, qui n’avaient pour fonction dans la vie que de perpétuer parmi les Bretons le culte des vieux chants, d’en composer de nouveaux, suivant les formules consacrées, et d’égayer, en les répandant par le pays, la misère si dure à porter des pauvres laboureurs d’Armorique.

Hommes bénis, on les accueillait partout avec une sorte d’empressement superstitieux, comme des hôtes de bon présage. L’hiver, quand ils apparaissaient au seuil des fermes. leur havresac dégouttant de neige, leur barbe hérissée de glaçons, vite on se serrait autour de 1’âtre pour leur faire place à l’air du feu; souvent même l’aïeul se levait de son fauteuil de chêne et les contraignait de s’y asseoir. Lisez la ballade de Kerglogor, telle que M. Luzel l’a contée, ‑ et vous verrez comme on faisait fête! Crêpes de blé noir, châtaignes bouillies, et le flip délieur de langues! Ah! les chanteurs de chansons avaient en ces jours bénis la basse Bretagne pour famille. Pas un vaisselier où ils n’eussent leur écuelle; pas une maison où leur couchée ne fût toujours prête, dans la chaleur saine de l’étable, auprès des chevaux ou des boeufs …On n’eût pas vu alors un Jean Rumengol, le plus habile ouvrier en vers qui fût jamais, errer trois jours et trois nuits dans la campagne gelée, sans un bouchon de paille où appuyer sa tête et, qui pis est, sans une croûte de pain à se fourrer dans le ventre.

‑ Malheur de Dieu! faut‑il que tout soit changé, les temps et les âmes!

2

On l’avait trouvé, petit enfantelet nouveau‑né enveloppé de mauvais langes, un matin de la Saint‑Jean, au pied du pilier de la Vierge, dans l’église de Rumengol. De là ses nom et prénom. C’est une coutume en Bretagne de vendre aux enchères les cendres qui restent des feux allumés en l’honneur de Monseigneur Saint‑Jean, le 24 juin. Ces cendres ont des vertus miraculeuses. Elles assurent à qui les répand sur sa terre des récoltes extraordinaires. C’est dire qu’on se les dispute. Qui les veut avoir y doit mettre le prix. Le produit de la vente a sa destination toute marquée: on l’emploie à faire célébrer des messes expiatoires pour les défunts de la paroisse; il va grossir le casuel du desservant.

Mais, cette année‑là, les gens de Rumengol dérogèrent à l’usage traditionnel, et cela sur la proposition du recteur lui‑même. Il fut convenu que pour cette fois « l’argent des cendres » serait consacré à défrayer la mère‑nourrice qui voudrait bien se charger de « l’enfant d’aventure”.

Une femme se présenta, au refus de plusieurs autres que le recteur avait sollicitées d’abord: une pauvresse, une veuve de matelot qui passait pour « innocente ». Elle habitait une misérable chaumine de torchis au haut d’une lande, du côté d’Hanvec. C’est là qu’elle emporta Jean Rumengol roulé dans son tablier. Elle l’y nourrit du lait d’une chèvre qu’elle avait. Pour l’endormir elle lui chantait des bouts de complaintes, des gwerzes d’une inspiration sauvage, dont sa mémoire avait retenu des lambeaux.

Elle avait une voix étrangement mélodieuse. On l’invitait souvent aux veillées d’alentour, rien que pour l’entendre chanter. L’enfant grandit, bercé par ces mystérieuses mélopées qui ressemblaient à des incantations.De bonne heure, une âme musicale s’éveilla en lui. Puis, cette croupe de pays où il demeurait avec sa mère-nourrice était comme hantée par les vents, par ces grands bruits d’orgues, qui emplissent la Bretagne de leurs mugissantes harmonies. Ils ébranlaient la hutte, réveillaient en sursaut l’adolescent dans son lit de fougères, lui criaient:

“Viens donc avec nous! nous sommes les divins nomades, les voix errantes, les bouches sonores de l’air. Nous t’apprendrons les rythmes éternels. Tu seras notre disciple bien-aimé. Nous insufflerons en toi notre esprit. Nous  t’enseignerons les seules choses qui vaillent la peine d’être sues: le mépris  des vains labeurs où s’immobilise la pensée des hommes, l’amour des libres espaces dont vécurent tes ancêtes, et la douce contemplation des étoiles qui les enchanta. Suis-nous, Jean Rumengol! »

Un soir, il les suivit. La mère-nourrice lui fit de graves adieux. Elle lui passa au cou une médaille de plomb où se voyait en pied la Vierge de Rumengol, avec ses doigts fins qui se prolongeaient en rayons.

C’est le portrait de ta marraine, dit-elle. Quand on t’a trouvé près de son pilier, à l’église, elle te souriait ineffablement. Puisse son sourire t’accompagner et être dans toute ta vie comme une lumière!

Là-dessus, Jean Rumengol s’enfonça dans la nuit.

C’était le temps où la terre bretonne est en fleurs, où des odeurs de paradis lointains semblent imprégner l’haleine des choses. Le jeune homme marcha devant lui, au hasard, du côté où soufflait le vent, tout émerveillé de sentir palpiter dans son âme le reflet des constellations qui brillaient là-haut.

Et dès lors, il erra, semant à plein gosier les beaux vers, lâchant à travers l’Armorique des vols éperdus de strophes qui se nichaient d’elles-mêmes dans les mémoires. Il eut son heure de popularité. En Cornouailles, en Tréguêr, en Goëlo, on le salua comme le maître des chanteurs. On l’avait surnommé Eostik ann âd, « le rossignol des grèves », parce qu’il voyageait de préférence le long des côtes et se faisait surtout entendre dans les hameaux marins. Non pas qu’il dédaignât l’intérieur, le pays de l’Argoat [1], où fument, sous le couvert des bois, les huttes aux formes primitives des sabotiers. Mais la mer l’attirait. Les vents lui avaient raconté sur elle des histoires prestigieuses. Il la savait peuplée de villes englouties, immenses, silencieuses, mais non mortes. D’ailleurs, il l’aimait pour elle-même; elle était si bleue, si verte, si mauve, de nuances si adorables, d’un charme si ondoyant!

Et c’était presque toujours elle qu’il chantait. Il la nommait « sa douce”. Il disait ses rires et ses colères soudaines. Il la célébrait comme l’épouse du ciel et la mère du monde. Aussi les tribus grouillantes de pêcheurs qui pullulent sur le littoral armoricain se pressaient elles autour de lui, avide de l’ouïr. D’un bourg à l’autre, on se signalait sa présence. On allumait sur les hauteurs de grands feux, et cela voulait dire:

–   Petites voiles brunes, éparses là bas, au large de la côte, revenez vite!… Jean Rumengol est parmi nous!…

Et vite, vite, les petites voiles brunes rentraient au port…

Oui, ces triomphes, Jean Rumengol les connut naguère! C’étaient les belles années. Depuis, hélas! tout avait changé, tout, les êtres et même les choses. Si bien que Jean Rumengol n’était plus qu’un étranger dans son propre pays. Des gens venus de Bro Chall , dans des chariots monstrueux traînés par des bêtes en fer, avaient envahi la contrée, la bouleversant de fond en comble.

Au lieu des petites maisons basses de pêcheurs, toutes grises et comme sculptées dans les roches qui les abritaient, ce n’étaient maintenant, au bord des grèves, que bâtisses bizarrement peinturlurées, auberges somptueuses plus imposantes que des églises, où folâtrait du matin au soir, et souvent du soir au matin, une population aux allures vives et bruyantes, pour qui le plaisir semblait être l’unique affaire, et qui poussait l’irrévérence jusqu’à badiner avec la mer sacrée. Le solennel silence des côtes bretonnes fut d’abord scandalisé de tout ce tapage. Mais on n’y pouvait rien. Les rochers, ces grands ancêtres de pierre, ces aînés du monde, dont aucun profane n’avait encore troublé le rêve, se sentirent soudain mis en pièces, débités en moellons. Quelques uns, dit on, échappèrent cependant au carnage par l’exil. Des femmes de matelots, des ramasseuses d’épaves, affirmèrent les avoir vus s’éloigner par le chemin des eaux, en une longue procession triste, puis disparaître du côté de l’Ouest, dans la brume. On considéra cela comme un « intersigne” annonçant la mort de la vieille Bretagne. Bien des coeurs se serrèrent à cette idée. Jean Rumengol en fit une complainte émouvante, et, quand il la chantait, il avait des sanglots dans la voix.

Mais son cri d’alarme venait trop tard. Déjà les Bretons s’étaient laissés prendre aux subtiles séductions des gens de France. Peu à peu ils avaient adopté d’abord leurs vices, puis leur accoutrement, et enfin leur langue De sorte que Jean Rumengol prêchait à des oreilles qui ne voulaient plus entendre. Les lamentations de ce Jérémie armoricain ne trouvèrent pas d’écho. Les vieillards hochaient la tête d’un air de résignation passive.
Les jeunes gens éclataient de rire au nez du barde. Les personnes « sensées » lui disaient sur un ton de pitié méprisante:

En vérité, nous cherchons vainement à comprendre pourquoi vous geignez ainsi. Ce que vous appelez un mal est le plus grand des biens.

Non seulement les hommes de France ne complotent point la mort de la Bretagne, mais ils la ressuscitent au contraire; ils lui ont apporté la connaissance des choses utiles, l’argent, la prospérité, la vie!…

Pêcheurs et laboureurs faisaient chorus. Jamais le blé, jamais le poisson, même au temps des disettes les plus fameuses, n’avaient atteint des prix aussi invraisemblables. A ceux qui parlaient de la sorte, Jean Rumengol ne répondait pas. Il se contentait de leur tourner le dos. Il ne les considérait plus comme des Bretons, comme des membres de sa race. L’amour du lucre était entré dans leurs âmes. Il n’avait plus rien de commun avec eux. Hélas! jour par jour il dut assister, témoin irrité mais impuissant, à cette agonie de son pays, à cette déchéance de son peuple. Il n’en continua pas moins de promener à travers les hameaux sa haute silhouette mince, ses longs cheveux grisonnants, sa face rasée, creusée, émaciée, et sa parole amère de Savonarole bas-breton. Il semblait le spectre du passé. On ne tarda pas à le trouver importun. On le traita de visionnaire, de “vieux rêveur”.

Oui, rêveur! ripostait-il. Voilà pourtant où vous êtes tombés. Ce nom dont vos pères se faisaient gloire est devenu une insulte sur vos lèvres. Les seuils se fermèrent à son approche. Les chiens lui montraient les dents et les enfants lui jetaient des pierres. Un jour qu’il cheminait par le Léon, il se présenta dans un manoir où jadis son couvert était toujours mis à la meilleure place. Mais depuis qu’il n’y avait paru, l’ancien du lieu était mort. Son fils ainé, le maître actuel, dévisagea le poète nomade:

Que te faut-il, mendiant?

Du pain, pour l’amour de Dieu.

Quand tu l’auras gagné, fit l’homme.

Et il lui proposa de l’ouvrage, du chanvre à teiller. Pour le coup, Jean Rumengol eut dans les yeux une telle flamme d’indignation que le Léonard recula, épouvanté. Il ne se rassura qu’après avoir vu le vieux vagabond franchir la porte, du pas chancelant d’un homme ivre. Car il chancelait, le pauvre Jean; sa colère s’était comme fondue subitement en une détresse infinie. Il venait de prendre conscience de son inutilité dans un monde qui prétendait faire des teilleurs de chanvre avec des chanteurs de chansons.

Il marcha désormais au hasard, ou plutôt à l’abandon, comme une chose inerte, comme une barque en dérive, ne chantant plus, marmonnant des paroles sans suite, l’âme jonchée d’un amas d’inspirations mortes. Il trav ersa Rumengol sans s’en douter, et nul ne le reconnut, tant il était cassé, flétri. On était en décembre. Il voulait grimper une dernière fois au Ménez-Hom, pour saluer de là-haut la mer grande; embrasser d’un long regard d’adieu l’horizon de la terre d’Armor et puis rendre aux vents l’esprit chanteur dont ils lui avaient confié le dépôt, les Néo-Bretons n’en ayant plus que faire.

Sur le flanc du Ménez est une pyramide de pierres brutes qu’on appelle dans le pays le Bern-Meïn’. Un roi, dit-on, est enterré sous ce cairn. Jean Rumengol se laissa choir au pied de cette tombe préhistorique. Depuis deux jours il n’avait pas mangé. Il ferma les yeux pour ne plus rien voit, pas même les étoiles. Une torpeur l’envahit. « Dieu merci, pensa-t-il, la fin! »

Tout à coup, des sons éperdus de cloches prirent leur volée dans le vaste silence. Il sentit leurs ailes battre contre ses tempes. Et leurs voix lui cri’ aux oreilles, joyeusement:

– Réveille-toi, Jean Rumengol. Oublies-tu donc que c’est Noël?

3

C’était nuit de Noël, en effet. Les voix joyeuses disaient vrai. Mais qu’est-ce que cela pouvait bien faire au vieux barde, cette allégresse de la terre pour la naissance de l’Enfant-Dieu ? Est-ce que cela empêchait que la Bretagne fût mourante et qu’il eût lui-même soif de la mort ?

Voici que la chanson éparse des cloches lui apparaissait comme une dernière ironie, comme un défi suprême jeté au grand deuil qu’il portait dans l’âme. Il leur en voulait de carillonner si allégrement, alors qu’elles eussent dû tinter le glas.

Mais les cloches n’en continuaient pas moins leur chanson. Elles y mettaient même une sorte d’acharnement, et l’on eût juré, sur ma foi, qu’elles n’en avaient qu’après Jean Rumengol. Elles tournoyaient au-dessus de sa tête, lui bourdonnaient dans le crâne, le houspillaient presque, et quand les unes étaient lasses, d’autres les remplaçaient, comme si toutes les cloches de la chrétienté se fussent donné rendez-vous sur le Ménez-Hom.

– Jean Rumengol, réveille-toi! Lève-toi, Jean Rumengol! Jean Rumengol, c’est Noël!

Noël! Noël! En chantant ainsi, elles avaient des sonorités si pénétrantes, si suaves, que, malgré lui, Jean Rumengol sentait tout son vieux corps tressaillir d’aise. Comme à l’appel des cloches du dehors, des cloches intérieures s’ébranlaient en lui-même, dans le crépuscule de ses plus lointains souvenirs. En vain s’efforçait-il de ne les entendre pas. Elles l’emplissaient d’une victorieuse vibration qui retentissait dans tout son être. En vain tenait-il ses paupières obstinément closes. Les Noëls anciens repassaient devant ses yeux, vêtus de leur robe de neige, et derrière eux défilaient de souriantes images. Il voyait, quoi qu’il fit, les petites routes rustiques poudrées de blanc, la nuit sainte, d’un bleu étrange, d’un bleu surnaturel, et les étoiles en marche dans le firmament, étincelantes et comme ravivées. Puis, c’étaient des processions d’humbles gens, des défilés de laboureurs, de pâtres, de jeunes servantes et de vieilles filandières s’acheminant – ainsi qu’au temps de l’Évangile – vers la crèche symbolique, pour y contempler le roi Jésus couché sur la paille entre le boe    uf et l’âne. C’était encore l’église de paroisse, ses piliers courts et trapus son autel radieux, sa forêt de cierges, l’air de belle humeur qu’avaient les statues des saints sous les caresses inaccoutumées de toute cette lumière qui les allait chercher jusqu’au fond de leurs niches pour attendrir leurs durs visages.

Quelle que fût l’église et quel que fût le desservant, Jean Rumengol, cette nui t-là, avait toujours sa stalle réservée dans le choeur. Et quand le prêtre avait célébré les trois messes, le chanteur pontifiait à son tour. Debout, ses longs cheveux de Celte répandus sur ses épaules, les mains appuyées à son bâton de pèlerin, il entonnait en un breton quasi biblique une hymne de circonstance, improvisée le jour même. Il chantait d’une voix lente, un peu rauque, mais avec un accent si profond qu’il vous prenait l’âme. Il commençait en se comparant au mage nègre, pauvre souverain d’une race dédaignée; il disait comment une jeune étoile l’était venue réveiller là-bas, dans les solitudes des landes – il n’avait pas de présents à apporter au Dieu nouveau, mais tout de même il s’était mis en route pour l’adorer « avec un esprit soumis et d’un coeur parfait ». Il déposerait à ses pieds son indigence, la seule chose qui fût à lui… Ici, Jean Rumengol faisait une pause. Puis, en une cantilène naïve, il évoquait la gracieuse apparition de la Vierge-Mère. Il était resté le dévot de « sa marraine ». Il trouvait pour parler d’elle un langage délicat et cependant familier . Il la montrait s’avançant par les rues d’un pas alourdi par sa grossesse [2] sacrée. Il décrivait Bethléem, ses maisons de chaume, les fumiers aux seuils des portes, des gens attablés dans les auberges, un vrai village breton par un après-midi de dimanche, et Joseph frappant à un cabaret « dont l’hôtelier avait un fils clerc », et le fils clerc intercédant auprès du père avaricieux pour qu’il logeât gratuitement, au moins dans son étable, la douce compagne du charpentier. Venait ensuite quelque merveilleuse histoire, témoignant du pouvoir de Marie, celle par exemple de Berta l’infirme, qui n’avait aux épaules que deux moignons et à qui des bras poussèrent afin qu’elle pût emmailloter l’enfant Jésus!…

– Ah! ces Noëls d’antan!

Jean Rumengol vous avait une façon à lui de peindre les choses. On croyait y être. Il vous transportait par-delà les espaces, dans la bourgade galiléenne, en ce grand soir de la Nativité. Ou plutôt, c’était sous vos yeux, là, dans la vieille église bretonne, presque aussi nue, presque pauvre qu’une crèche, que le Mabik [3] naissait. Son image sur l’ autel semblait vivre. On respirait sa délicieuse haleine. Sous les voûtes basses, à l’entour des piliers, malgré la bise de décembre et la silencieuse tombée de la neige au dehors, il courait des souffles tiédis par la douceur réchauffante du printemps chrétien. Les pâtres, les laboureurs pouvaient se figurer qu’ils assistaient réellement à la venue du Messie, mais d’un Messie breton, en quelque sorte, tant ce Jean Rumengol excellait à tout bretonniser, même Dieu.

Aussi, quand le poète avait fini son prézec, son sermon chanté, c’était à qui l’hébergerait pour le reste de la « nuitée » ; c’était à qui l’emmènerait par les petites routes poudrées de blanc vers la ferme lointaine, perdue et comme ensevelie dans le mystère de la campagne. Hommes, femmes, enfants lui faisaient cortège. Il semblait que ce fût un prophète, un personnage d’élection. Et, de fait, il avait en lui l’âme des anciens mages. Il avait approché Dieu, ce misérable, et ses haillons en restaient comme magnifiés. Pendant le trajet, on le suppliait de « prêcher » encore, et il se remettait à psalmodier la gwerze de Jésus, dans le silence solennel de la nuit. Son bras, levé en un geste grandiose, un geste de semeur, répandait autour de lui la « bonne nouvelle”. Sa voix résonnait plus vibrante dans l’air glacé. Sur les talus, les chênes étêtés penchaient pour l’écouter leurs torses macabres; les chiens de garde oubliaient d’aboyer; les boeufs, dans les étables, meuglaient doucement ; la mer même, ensorcelée, suspendait sa plainte éternelle.

Jean Rumengol chantait tout le long du chemin. A la ferme, la veillée se continuait jusqu’à l’aube. Un tronc d’arbre brûlait dans le foyer, et le noble vagabond, assis dans l’âtre, était comme enveloppé d’une auréole par le reflet doré de la flamme.

Le Jean Rumengol de ces temps-là se sentait investi d’une mission, d’un sacerdoce. Il ouvrait dans l’imagination des humbles de vastes perspectives. Il les aidait à voir le ciel. Il faisait passer devant eux le mirage des paradis futurs auxquels il croyait ardemment. Il était vraiment apôtre. Il avait le don des grands rêves qui sont le pain des âmes, et, après l’avoir pétri, ce pain spirituel, il avait joie à le partager avec la foule.

Mais à quoi bon le mettre au four désormais, puisque les Bretons en étaient rassasiés ?
Taisez-vous, taisez-vous, cloches des Noëls d’autrefois! Jean Rumengol est de trop parmi les hommes d’à présent. Laissez-le mourir de sa belle mort, avec la neige pour linceul et, pour oreiller, le tombeau d’un roi. Soyez-lui compatissantes, ô cloches. Ne l’obligez pas à déclore ses yeux. Il les réouvrirait sur un pays prosaïque et désenchanté. Pitié pour le vieux barde! Il a jadis magnifiquement interprété vos voix. Faîtes comme 1es vents, ses premiers maîtres. Respectez son dernier sommeil !…

4

Lève-toi, Jean Rumengol! Lève-toi!

Elles sont inexorables, ces cloches. Même sur le Ménez-Hom, il est dit qu’on ne peut mourir en paix.

Combien écartée pourtant, cette solitude, et combien farouche! C’est à peine si, en avril, les bergers osent y mener paître leurs moutons récalcitrants. L’herbe y est amère, rude et courte. En décembre, rien de plus morne que le mont, avec ses deux croupes jumelles, également chauves. C’est le désert absolu, sauf sur la pente méridionale, où s’accroche le maigre hameau de Sainte-Marie, ainsi nommé d’une de ces chapelles votives que la piété bretonne a plantées de cime en cime, le long des côtes, comme autant de guérites de la prière.

Du haut de ces oratoires, les vieux saints d’Armor veillèrent longtemps sur le pays, montèrent autour de la Bretagne une sorte de garde sacrée. Saints marins, pour la plupart, dont on montre encore dans quelque coin de la nef l’auge de pierre où ils naviguaient, leurs sanctuaires étaient de véritables sémaphores mystiques, épars sur les hauts lieux. Et de ces sémaphores, les Maudez, les Guévrok, les Kirek, les Guennolé, les Kadok, les Beuzek et vingt autres s’étaient institués les guetteurs éternels. Ils rassuraient les populations de pêcheurs dont les masures inquiètes aimaient se blottit à leur pied.

Mais leur vigilance protectrice s’étendait bien au-delà. Elle rayonnait sur la mer même, jusqu’aux extrêmes confins de l’horizon des eaux. Elle enveloppait d’une atmosphère de calme et de sécurité les vaillantes petites barques vouées à l’aventure quotidienne. A la moindre menace de gros temps la cloche de la chapelle se mettait d’elle-même à tinter. Et ce signal si menu, si grêle, semblait se prolonger à l’infini; il dominait le sauvage vacarme du vent, le vacarme plus sauvage du ressac; il se propageait,sonore, au sein de la brume la plus épaisse. Et les barques lointaines faisaient force de voiles vers la terre, tel un troupeau que la trompe du berger rassemble. Elles rentraient dans les anses de la côte, comme des vaches à l’étable. Les équipages, pour remercier le saint, entonnaient son cantique. Ces rudes voix d’hommes étaient belles à entendre, le soir, dans les étroits chemins rocheux, rythmées par la cadence lourde des sabots. Debout sur les seuils, les femmes les écoutaient venir, en tricotant, et dans leur âme aussi s’élevait le chant inexprimé d’une muette action de grâces….

Que de fois Jean Rumengol avait été le témoin passionné de ces retours!

Plus encore que les saints « patriotes », comme les appelle Albert le Grand, la Vierge était chère aux Bretons du littoral. Sur tous les caps ils dressaient son image; ils lui bâtissaient des maisons [4] de pierre sculptée, surmontées de ces clochers élégants qu’on prendrait de loin pour de fines dentelles en granit suspendues entre terre et ciel. Ils l’invoquaient sous de multiples qualificatifs, les plus poétiques, les plus tendres. Ils la nommaient « Madame Marie la douce », « Vierge de Bonne Nouvelle », « Reine divine de la mer ». Pendant les tourmentes, ils la voyaient marcher, vêtue de lumière, sur les flots. Elle ouvrait devant les bateaux des routes d’argent clair. Le seul frôlement de sa longue robe blanche apaisait la colère des vagues; la tempête lui obéissait avec une docilité de brebis.

C’est du moins ce que coyaient fermement les Bretons d’autrefois.

Ils croyaient encore que sainte Marie du Ménez-Hom avait été proposée par Dieu à la conservation des mystérieuses cités qui dorment, enfouies sous les eaux, au large des plages armoricaines. Aux temps anciens, avant la disparition d’Is, elle fut la patronne de cette légendaire capitale de la Cornouaille. Quand la ville eut été submergée par les flots, le roi Gralon, qui s’était enfui sur son cheval gris pommelé, avec saint Guennolé en croupe, vint prendre terre au pied du Ménez-Hom. Sur les conseils du moine, il fit élever au sommet du mont une église expiatoire, de proportions modestes, mais qui reproduisait néanmoins en ses lignes essentielles la cathédrale d’Is. Il s’apprêtait même à y faire sculpter une sainte Marie en granit bleu toute pareille à celle que la mer avait engloutie avec toute la ville. Guennolé lui enjoignit d’attendre, et momentanément la niche destinée à la Vierge resta vide.

Mais, un soir, les pêcheurs de Cast, de Penn-Trez et de Plomodiern ne furent pas peu surpris de voir la silhouette rigide d’une femme, que le couchant nimbait d’or, s’avancer majestueusement sur la face de la mer. Elle marchait tout d’une pièce, comme une statue. Et c’en était une. Parvenue à la grève, elle s’engagea dans le sentier de la montagne, et, le lendemain – qui était un dimanche – la Vierge d’Is se dressait en pied dans l’église neuve du Ménez-Horn. Il paraît que dans sa main droite elle tenait une clef de fer artistement ouvrée. On en conclut que c’était la clef de la ville engloutie. Depuis, un proverbe eut cours, qui disait: ” Si jamais sainte Marie descend du Ménez-Hom, ce sera pour rouvrir les portes de Ker-ls. »

– Comme le gland engendre le chêne, ainsi le proverbe engendre souvent la légende.

Plus tard on raconta dans le pays que la Vierge du mont quittait son piédestal tous les cent ans, durant la nuit de Noël, pour aller montrer le Mabik aux cités qui dorment sous les ondes. Bienheureux le vivant qui se trouvait, cette nuit-là, sur son chemin. La Vierge le priait de porter l’Enfan-Dieu et l’emmenait à sa suite dans les villes sous-marines ressuscitées. Il y assistait à de si merveilleux spectacles, y coudoyait une telle profusion de richesses que ses yeux en demeuraient éblouis pour l’éternité.

5

Mère nourrice, aux veillées d’antan, se faisait l’écho de ces naïves histoires et Jean Rumengol les apprit tout enfant, de ses lèvres. Longtemps il en fut hanté. Mais, vieilli maintenant et désabusé, il n’y ajoutait plus grande foi. Il était, hélas! averti de l’inanité des légendes. Il les savait vouées à s’éteindre comme l’âme délicieuse des ancêtres qui les enfanta. Et il les regrettait d’ailleurs trop pour accepter de leur survivre.

Il voulait mourir, d’abord parce que les rêves auxquels il tenait le plus lui avaient fait banqueroute dans cette vie; ensuite, parce qu’il gardait l’espoir ou – l’illusion – qu’ils pouvaient redevenir une réalité dans l’au-delà.

C’est pour accomplir son dessein qu’il avait choisi ce Ménez, le sommet le plus fréquenté de la sierra bretonne. Il comptait y trépasser solitaire. La mer toute proche eût célébré en musique sa messe funèbre, et la nuit, la triste nuit d’hiver, l’eût cousu dans un fin linceul de neige, tissé de ses doigts agiles et glacés. Les grands fauves, dit-on, se cachent pour mourir. Jean Rumengol avait de leur humeur farouche dans son sang.

Or, voici que cette nuit se trouvait être celle de Noël; voici que toutes les cloches se mettaient en branle; voici que, comme par un fait exprès, elles accouraient de tous les points de l’horizon à ce lugubre promontoire. Ainsi s’attroupent les sorcières au lieu du Sabbat. Sorcières pieuses. Sabbat divin!

Jean Rumengol souleva ses paupières qui déjà s’appesantissaient.

Ce qu’il vit alors, comment le dire?

Les cloches tourbillonnaient dans l’air, sveltes, légères, lumineuses. On eût ditun essaim de fées. Sous leurs robes de bronze, aériennes et sonores, que la neige saupoudrait d’une étincelante poussière de diamant, leurs battants s’agitaient en mesure, pareils à des jambes de sylphes qui dansent. Chose plus étrange encore, elles avaient des figures, de jeunes visages rosés de séraphins, avec des prunelles limpides couleur de ciel. Leurs chevelures dénouées baignaient leurs épaules. D’aucunes étaient blondes, du blond des peupliers en automne; d’autres avaient la rousseur des feuilles que l’hiver amoncelle au pied des chênes ; d’autres étaient brunes au point de se confondre avec la nuit.

Jamais il n’avait été donné à Jean Rumengol de contempler des formes de cloches aussi surnaturelles. Il se demandait si ce n’était pas le rêve de la mort qui commençait à dérouler les tableaux de l’autre monde devant ses yeux. Et, comme les chanteuses de l’espace continuaient de lui répéter

‘”Lève-toi!”, il se leva…

La chapelle du Ménez-Hom était illuminée splendidement. Toutes les étoiles du firmament y brûlaient comme des myriades de cierges. Dans la baie du portail apparut la Vierge en granit bleu, marchant de son de statue vivante. Jean Rumengol la regarda venir. Les étoiles la suivaient, rangées en longues files, comme pour une procession. Entre ses bras était le Mabik, le Dieu nouveau-né, enveloppé de langes si blancs qu’ils semblaient avoir été taillés dans du clair de lune. Elle s’en vint droit au barde, en souriant de ce même sourire qu’elle avait aux lèvres le matin où Jean Rumengol, l’enfant d’aventure, fut trouvé près de son pilier.

– Te voilà bien vieux et bien las, mon pauvre Jean! dit-elle, de sa voix mélodieuse.

Il s’était jeté à genoux et ne sut que balbutier:

– Ah! ma marraine!… ma bonne marraine!!!…

Elle reprit:

– Pour vieux que tu sois, et si lourde que t’ait été la vie, je désire, filleul, que tu m’aides à porter mon fils.

– C’est un honneur dont je suis indigne, marraine, mais je ferai ce qu’il vous plaira et, où vous voudrez que j’aille, j’irai.

Avec des précautions infinies il reçut l’enfantelet divin. Et aussitôt il sentit remonter dans ses veines la sève de sa jeunesse. Il eut l’impression que tout son être reverdissait comme au souffle d’un printemps magique.

– Viens, dit la Vierge.

Jean vit qu’elle tenait à la main la clef de fer. Ils se mirent à descendre la montagne, dans la direction de l’Océan. Les cloches sonnaient, grandes et petites, en un grave unisson. Le ciel entier n’était qu’une vibration immense. Des flocons de neige planaient une seconde dans l’obscurité frémissante, comme de minuscules choses ailées, descendues sans bruit des hauteurs célestes, puis soudain s’abattaient à terre, où ils s’épaississaient en un tapis de feutre blanc sous les pas de la Vierge et de Jean Rumengol.

On chemina longtemps en silence.

Le coeur du vieux chanteur de chansons battait à se éprouvait un sentiment d’allégresse mêlé d’angoisse. Il avait conscience qu’il allait au-devant de quelque indicible révélation.

Il les avait souvent parcourues, de nuit comme de jour, et par des hivers tout semblables à celui-ci, ces campagnes de Cast, de Plomodiern et de Plonévez-Porzay qui dévalent en pente douce, avec leurs glèbes fertiles et leurs bouquets de bois, vers l’admirable baie de Douarnenez. Jamais il ne leur avait connu l’air d’étrangeté qu’elles avaient ce soir. On les eût dites attentives à quelque chose d’insolite qui se préparait dans l’ombre. Elles étaient troublées, elles aussi, mais d’une curiosité mystérieuse. Cela se voyait à l’attitude penchée des arbres sur les talus, et à une sorte de frisson qui traversait leurs branches.

Ce qui plus que tout le reste étonnait Jean Rumengol, c’était de n’entendre point la mélopée coutumière des eaux atlantiques qu’il savait toutes proches. Vainement il les cherchait, ces eaux, entre la presqu’île ouvragée de Crozon et les hautes falaises du Cap dont la courbe majestueuse se découpait en un noir plus compact sur le fond ardoisé de la nuit.

La baie apparaissait comme une gigantesque vasque vide. L’Océan s’était enfui. Il devait avoir été refoulé là-bas dans l’Ouest, à des lieues et des lieues. On respirait encore son embrun salé, sa saine odeur d’iodure si persistante. Mais rien d’autre ne rappelait sa présence, à moins que ce ne fût lui, cette mince bande gris sombre, ourlée d’argent, qui se discernait à peine au ras de l’horizon, bien loin derrière les Pointes de la chèvre et du Van. Le lit qu’il ne délaissait jamais était à sec. La plage de Plomarc’h d’ordinaire bruissante, hennissante, labourée par des galops de vagues, s’étendait, à cette heure, nue, plate, pelée, sans voix, sans vie et comme sans âme.

Et c’ est de ce côté que la Vierge se dirigeait.

On entrait maintenant dans les sables. Le Mabik faisait mine de dormir dans les bras du vieux barde. Mais de ses cils clos des rayons de lumière coulaient.

A une faible distance de la côte se voit encore un éboulis de roches, débris, sans doute, d’un pan de falaise tombé là et que les flots n’ont pas fini de désagréger. Des lambeaux d’humus y sont restés suspendus avec leurs herbes. Cela ressemble à un fragment de ruine préhistorique, faite de blocs de schiste aux assises régulières et rappelant d’assez près les maçonneries cyclopéennes. Un bloc plus massif, encadré debout dans les autres, fait figure de porte ou mieux de poterne dans le soubassement de cette espèce de rempart écroulé.

Sainte Marie du Ménez-Hom y introduisit la clef dont elle était munie.La pierre roula sur d’invisibles gonds et exhala, en s’ouvrant, un soupir si doux, si long, si puissant que toute la terre bretonne en dut tressaillir jusque dans ses entrailles.

Te voici dans le pays de tes jeunes rêves! dit la Vierge à son filleul, le vieux chanteur.

Jean Rumengol s’était déjà ressouvenu de la légende. Il avait compris avant même que sa marraine eût parlé.

6

Rends-moi l’enfant, reprit-elle, et suis-nous.

Elle s’engagea la première dans l’étroit corridor creusé à travers la roche. Jean y pénétra sur ses talons. De la voûte, une eau mélancolique suintait, et les parois étaient luisantes comme des joues sur lesquelles ont ruisselé des larmes. Le trajet souterrain fut de courte durée. Quand on se retrouva à l’air libre, Jean ne fut pas médiocrement déçu de constater qu’il faisait dans le ciel la même nuit et que la grève était tout aussi nue, tout aussi déserte, tout aussi muette.

Elle mentait donc comme les autres, la belle légende de la Vierge du Ménez-Hom, puisque le miracle de la résurrection des cités tardait tant à s’accomplir! Dame Marie devina-t-elle le doute qui assombrissait l’âme du barde ? Elle eut un sourire discret, un plissement malicieux des lèvres

Allons, homme de peu de foi ouvre tout grands tes yeux!

Ce disant, tournée vers la baie, elle élevait au-dessus de sa tête le Mabik qui, soudain, sembla tout en or. Il agita ses petites mains, et, du bout de ses doigts, des flammes jaillirent rayant l’espace. Puis il s’écria d’un ton bref qui n’avait plus rien d’un enfant:

– En l’honneur de ma nativité, je veux que toute chose morte renaisse !

Il n’eut pas plus tôt achevé que, sur la plage inerte, il se fit comme un vaste remuement. Où il n’y avait tout à l’heure que sable, monotonie, stérilité, solitude, des milliers de maisons surgirent; et plus haut que les maisons s’élancèrent des palais, et plus haut que les palais s’effilèrent des flèches d’églises. A la place de la mer disparue, une mer nouvelle s’épandait, roulant une houle de toits bleus, où, pareilles à des vaisseaux de haut bord, dix, vingt, trente cathédrales érigeaient, en guise de mâts une forêt de clochers et de clochetons.

Une ville, non! Mais un peuple de villes. Elles étaient toutes là, pressées les unes contre les autres, les cités fantomales dont la tradition bretonne a perpétué jusqu’à notre époque les noms et le souvenir: Tolente qui fut dit-on, où est Plouguerneau; Occismor qui fut où est Saint-Pol; Lexobie qui fut où est le Coz-leodet; Ker-ls, enfin, Ker-ls l’incomparable, que tout le littoral, des Glénans aux Sept-Iles, revendique pour sienne.

La Bretagne des jours fabuleux ressuscitait, sous la forme d’une Jérusalem messianique, à l’appel du Messie. L’âge d’or des antiques tribus armoricaines revivait.

Jésus fit un signe.

Et voilà les cloches de Noël de s’abattre par troupes sur les clochers de ces villes de rêve; les voilà de se nicher dans les chambres des hautes galeries, avec.leurs longues chevelures blondes, rousses ou brunes pendant jusqu’à terre, ainsi que des cordes tressées. Et voilà les étoiles, à leur tour, de se montrer, et de se disperser dans les maisons, et de rayonner dans les âtres, et de briller derrière les vitres, et de brûler gaiement sur les tables comme des chandelles de réveillon. Dans les rues sinueuses, baignées d’une molle clarté d’argent qui les faisait ressembler à des sillages de barques sous la lune, des ombres commencèrent à se mouvoir, un peu lentes et imprécises, tout d’abord, puis plus distinctes et plus affairées.

Comme le lui avait malicieusement recommandé sa marraine, Jean Rumengol avait ouvert tout grands ses yeux. Il n’osait les en croire. Au fond, il n’était pas rassuré. Cette réalisation imprévue du plus ancien et du plus tenace de ses voeux l’effarait. Il aurait voulu être ailleurs, se retrouver dans le Ménez, la tête appuyée au Bern-Meïn, échapper n’importe comment à cette vision tant souhaitée de la Bretagne d’autrefois, redevenue actuelle, présente, vivante, trop vivante! Mais ses pieds étaient comme enlisés dans le sable. Il était prisonnier de son propre songe. Peut-être qu’en implorant sainte Marie?… Il joignit les mains, entrouvrit la bouche, pour la supplier. Elle avait disparu. Disparu aussi le Mabik.

Il ne restait d’eux que cette blanche lueur supraterrestre éclairant quatre villes mortes qu’elle rendait à la vie. Le barde en se retournant du côté de la terre s’aperçut qu’un mur immense lui en fermait l’accès, un mur noir, impénétrable, une barrière sans issue. Devant lui, en revanche, s’ouvrait un éventail de rues aux perspectives illimitées. Il entendait geindre, en s’écartant, les volets ankylosés des boutiques. Des marchands bizzarement accoutrés procédaient à des étalages d’outils surprenants, dont quelques-uns en pierre. Ici, des justaucorps en peau d’auroch se balançaient, accrochés à des clous. Là des bijoux barbares, colliers, fibules, bracelets, s’exhibaient aux vitrines des orfèvres. Plus loin, un fumet de sanglier rôti s’échappait en vapeur odorante des cuisines d’une hôtellerie. Des groupes de gens de tout âge, hommes et femmes, s’acheminaient vers les églises carillonnantes.

Mais d’autres, plus nombreux, s’empressaient vers un carrefour où, debout sur les marches d’un calvaire, un vieillard inspiré chantait. Il avait les cheveux si longs qu’ils se mêlaient à sa barbe. Autour de lui faisait cercle une foule avide et recueillie, qui sans cesse allait grossissant. Il chantait dans une langue rude et cependant très musicale, dont les syllabes volontiers gutturales se tempéraient, se voilaient par moments d’une sorte de résonance triste. Et il s’accompagnait d’un instrument singulier, d’une lyre à deux nerfs, l’un grave, l’autre mordant. Dans sa voix, de même, se mariaient la profondeur et l’ironie.

Ce que cet homme disait à cette foule, Jean Rumengol fut saisi d’un irrésistible désir de le savoir.

Il en oublia tout le reste, y compris sa frayeur, et s’élança tête baissée, au coeur des villes englouties pour arriver jusqu’à ce chanteur inconnu, son lointain ancêtre.

7

Le joignit-il avant que le divin mirage se fût dissipé?

Sut-il comme il se nommait ? Si c’était Taliésinn, Lywarc’h-Hen, Myrddirm ou Gwenc’hlan ?… Apprit-il de lui le poème à la fois religieux et frondeur qui dut, à l’origine, bercer notre race ? S’endormit-il, après l’avoir écouté, sur une pensée de confiance ou dans la torpeur résignée du désespoir? C’est ce que l’histoire de Jean Rumengol ne révéla jamais.

La brave femme qui me l’a racontée demeure à Port-Blanc, dans les Côtes-du-Nord. Elle connut en sa jeunesse le barde cornouaillais, déjà vieux. En manière d’épilogue, elle ajoutait:

” J’imagine que Jean Rumengol prit son rêve pour une réalité. Il avait le culte de la Bretagne des jours anciens. Je l’ai vu pleurer, parce qu’il entendait les petits garçons de l’école converser entre eux en français. Il n’aimait pas les nouveautés. Et c’est pourquoi les générations nouvelles se détournaient de lui. Si vraiment la Vierge du Ménez-Hom l’a fait vivre, toute une nuit de Noël, dans Ker-lsressuscitée, elle lui a donné avant sa mort la plus précieuse des satisfactions. Peut-être lui fut-il accordé de rencontrer la princesseAhès et de contempler sa beauté sans égale. Il tenait pour elle contre saint Guennolé. Elle était, à ses yeux, l’incarnation de la liberté bretonne, vierge encore de toute entrave. C’était un original, ce Jean Rumengol.”

” Le lendemain de cette nuit-là, son cadavre fut retiré de la mer au bout d’une gaffe par des pêcheurs de Douarnenez. Faut-il croire que l’Océan s’était vengé sur lui d’avoir violé le mystère de ses profondeurs? On l’a dit. Mais, en dépit de l’Océan, la Bretagne que Jean Rumengol aima se survit au sein de l’Océan même. Il aura beau faire, ses entrailles sont grosses de nos villes disparues, comme le monde est plein de notre âme. Cela suffit!…”

Ainsi concluait la vieille conteuse. Je revois, en reproduisant son récit, la chaumière basse où elle me le narrait, tout en filant. Le rouet faisait un bruit très doux, comme le fredon mélancolique d’un vol d’abeilles invisibles butinant aux fleurs du passé. La mer étale festonnait les marches du seuil d’une guirlande de goémons.

Et je me représentais le cadavre de Jean Rumengol flottant sur les eaux du large, à la place même où dorment les villes de légende dont il avait, de ses yeux de noyé, percé l’énigme et mesuré la splendeur. Ce chanteur de chansons avait, du moins, possédé son rêve.


Anatole Le Braz,1922, Magies de la Bretagne, éditions Robert Laffont 1994 ISBN 2-221-07792-X

[1] On appelle ainsi, plus particulièrement, toute la Cornouaille des monts d’Arrée dont les pentes sont encore couvertes de bois.

[2] Un noël breton dit: He chof ganthi beteg hi daoulagad, « son ventre montant jusqu’à ses yeux », cf. Soniou Breiz-lzel, t. Il.

[3] L’enfantelet. Les bas Bretons désignent ainsi l’Enfant Jésus; les Italiens l’appellent de même le bambino.

[4] Ty or Werc’hès, la maison de la Vierge. C’est ainsi que le langage populaire désigne la plupart des chapelles qui ont la Vierge pour patronne.