L’histoire de Conneda L’histoire de Conneda ou L’histoire de Conneda ou les pommes d’or du “Loch Erne” texte original anglais : http://www.sacred-texts.com/neu/yeats/fip/fip78.htm Publié en 1888 par W.B. Yeats Cette histoire-enseignement occidentale est d’une qualité exceptionnelle en partie parce qu’elle n’a probablement pas été modifiée depuis sa création il y a de nombreux siècles. Elle a été recueillie vers 1855 par Nicholas O’Kearney “chasseur de mémoire” de l’époque, de la bouche du conteur irlandais Abraham M’Coy. C’est une carte de géographie sacrée, une pure nourriture de l’âme, un cadeau des anciens parvenu jusqu’à nous au travers des méandres et vicissitudes du temps et des coups de pouce de l’Esprit; un reste inespéré de nos bardes. Ce texte m’a guidé et donné de l’espoir plusieurs années de suite; il fait partie de ma construction intérieure. Vous aurez, comme pour “Jean Rumengol”, toute la saveur, la grandiloquence parfois, la naïveté, le décalage et la pulpe des bardes irlandais d’il y 150 ans. Loch Erne, Irlande C’était longtemps avant l’époque où les districts de l’ouest de Innis Fodhla*, l'”Ile du destin” , reçurent leur nom officiel, et où ils étaient appelés indistinctement comme la personne qui les avait pris en possession et dont le nom était conservé seulement pendant la durée de son emprise, un roi puissant régnait sur cette partie de l’Ile sacrée. C’était un guerrier courageux, et il ne se trouvait aucun individu capable de lui faire concurrence soit sur terre, soit sur mer ou de remettre en cause ses droits sur sa conquête. Ce grand roi de l’ouest tenait sous son entière emprise, la mer depuis l’Isle de Rathlin jusqu’à l’embouchure du Shannon, et la terre jusqu’aux limites de l’horizon scintillant. Cet ancien roi de l’Ouest, dont le nom était Conn, était aussi bon que grand et passionnément aimé de son peuple. Sa reine, une princesse britannique (Breaton), était adulée et estimée au même niveau, parce qu’elle était la grande homologue du roi en tout chose; en cas de manque d’une qualité chez l’un, il était certain que l’autre compenserait cette omission. Il était clairement manifeste que le ciel approuvait la conduite du couple virtuose : pendant leur règne la terre produisait de surabondantes récoltes et les arbres neuf fois plus de fruits que d’habitude; les rivières, les lacs et la mer regorgeaient de poissons de choix; les vaches et les moutons produisaient une telle abondance de lait riche qu’il coulait en torrents sur les pâtures; les sillons et cavités étaient toujours remplis par le pur produit lacté de leurs mamelles. Tous ces choses étaient des bénédictions envoyées par le ciel aux districts de l’ouest de l’Ile du Destin, sur lesquels le bienveillant et juste Conn maintenait l’emprise de son sceptre, en harmonie avec les règles célestes qu’il avait fait siennes. Il va sans dire que le peuple sous l’autorité de ce grand et bon souverain était parmi les plus heureux des humains sur l’immense étendue de la terre. C’était pendant son règne, et celle de son fils et successeur, que l’Irlande acquit le titre “d’Ile heureuse de l’Ouest” parmi les nations étrangères. Le roi Conn et sa bonne reine Eda ont régné en grande gloire pendant de nombreuses d’années. Ils ont eu le bonheur d’avoir un fils unique, qu’ils ont nommé Conn-eda, d’après les noms de ses deux parents, parce que les druides prédirent à sa naissance qu’il hériterait des bonnes qualités des deux. Avec les années au cours de sa croissance, ses qualités d’esprit bénigne et aimable, aussi bien que sa grande force physique et son port viril, devinrent plus manifestes. Il était l’idole de ses parents, et la fierté de son peuple. On le chérissait et respectait au point qu’aucun prince, seigneur ou paysan ne jurait sur le soleil, la lune, les étoiles ou les éléments mais sur la tête de Conn-eda. Cet avenir si hautement prometteur de la carrière de Conn-eda était voué à rencontrer un échec puissant mais temporaire. La bonne reine Eda fût soudainement prise d’une grave maladie, qui la fit mourir en quelques jours, plongeant ainsi son époux, son fils, et tout son peuple dans une peine et une tristesse sans fond dont il était extrêmement difficile de les soulager. Le bon roi et ses sujets portèrent le deuil pour la perte de la Reine Eda pendant un an et un jour, et, à l’expiration de cette période, Conn cédant à contrecœur au conseil de ses Druides et conseillers, pris comme femme la fille de son archi-druide. La nouvelle reine sembla marcher dans les traces de la bonne Eda pendant plusieurs années et donna grande satisfaction à ses sujets. Mais, avec le passage du temps, ayant eu plusieurs enfants, et percevant que Conn-eda était le fils favori du roi et l’aimé du peuple, elle prévoyait clairement qu’il deviendrait le successeur sur le trône après la disparition de son père, et que son propre fils serait certainement exclu. Cela excitait la haine et enflammait la jalousie de la fille du druide contre son beau-fils à tel point qu’elle prit la résolution de faire tout ce qui était en son pouvoir et de ne rien laisser d’inaccompli pour obtenir sa mort, ou tout du moins qu’il fût banni du royaume. Elle commença en faisant circuler de calomnieux racontars au sujet du prince, mais comme il était au-dessus de tout soupçon, le roi riait seulement devant l’impuissance de la reine, et les grands princes et chefs de tribus, fort du soutien généralisé du peuple, la contredisaient sans façons. Le prince lui-même supportait toutes ses épreuves avec la plus grande patience, et aux actes mauvais et malicieux qu’elle avait envers lui, il rendait toujours des gestes bons et bienveillants. Quand elle vit que les fausses rumeurs qu’elle lançait ne pouvaient pas atteindre Conn-eda, sa haine envers lui ne connut plus de bornes. En dernier recours, pour réaliser ses projets maléfiques, elle décida de consulter sa femme-poule (Cailleach-chearc) qui était une célèbre enchanteresse. Poursuivant sa résolution, dès la petite aube, elle se rendit à la cabane de l’enchanteresse, et lui raconta la cause de ses ennuis. “Je ne peux pas vous aider,” lui dit la sorcière, “avant que vous nommez le duais” (récompense, paiement). “Quel duais vous faut-il ?” demanda la reine avec impatience. “Mon duais,” répondit l’enchanteresse, “est de remplir le creux de mon bras avec de la laine, et le trou que je vais percer avec ma quenouille avec du blé rouge.” “Votre duais est accordé, et vous sera donné aussitôt,” dit la reine. Là-dessus l’enchanteresse se plaça dans l’entrée de sa cabane, et, courbant son bras en cercle contre son coté, ordonna aux serviteurs royaux de pousser la laine dans sa maison à travers son bras. Elle ne leur permit pas de cesser avant que tout l’espace disponible à l’intérieur fût rempli de laine. Ensuite, elle se mit sur le toit de la maison de son frère, et, y ayant fait un trou avec sa quenouille, fit verser du blé rouge par ce trou, jusqu’à ce que le blé rouge eût rempli jusqu’au toit, de façon qu’il ne reste pas même la place pour une autre graine. “Maintenant,” dit la reine, “comme vous avez reçu votre duais, dites-moi comment je pourrais accomplir mon objectif.” “Prenez cet échiquier et ces pièces, et invitez le prince à jouer avec vous. Vous gagnerez la première partie. La condition que vous allez exiger est que, celui qui gagnera, aura la liberté d’imposer n’importe quel geis (condition, gage) sur le perdant. Quand vous aurez gagné, vous devrez ordonner au prince soit de partir en exile (ionarbadh), soit de vous procurer, dans l’espace d’un an et un jour, les trois pommes d’or, le coursier noir (each dubh), et le chien aux pouvoirs surnaturels (coileen con na mbuadh) nommé Samer. Ils sont en possession du roi de la race des Firblog*, race qui réside au Loch Erne. Ce sont là choses si précieuses et si bien gardées que le prince ne pourra les atteindre par son propre pouvoir, et s’il tentait imprudemment de s’en emparer, il y trouvera la mort.” La reine fut grandement ravie de ces conseils, et ne perdit pas de temps pour inviter Conn-eda à une partie d’échecs avec les conditions établies sur les instructions de l’enchanteresse. La reine gagna la partie, comme l’enchanteresse l’avait prédit, mais telle était son anxiété d’avoir le prince totalement à sa merci, qu’elle fut tentée de lui lancer le défi d’une deuxième partie. À son grand étonnement et déception, cette fois Conn-eda gagna avec facilité. “Maintenant,” dit le prince, “comme vous avez gagné la première partie, c’est votre devoir d’imposer votre geis en premier.” “Mon geis,” dit la reine, “que je vous impose, est de me procurer les trois pommes d’or, le coursier noir et le chien aux pouvoirs surnaturels qui sont en possession du roi des Firblog qui réside au Loch Erne, dans l’espace d’un an et un jour. Si vous échouez, vous irez en exile, sans jamais revenir, sauf pour capituler et perdre votre tête et y laisser votre vie.” “Et bien,” dit le prince, “le geis par lequel je vous lie est de s’asseoir sur le pinacle de cette tour, là-bas, jusqu’à mon retour, et de ne prendre ni aliment ni nourriture d’aucune sorte, sauf les quelques grains de blé rouge que vous arriverez à attraper avec la pointe de votre aiguille à cheveux. Dans le cas où je ne reviendrai pas, vous aurez la totale liberté de descendre à l’expiration du délai d’un an et un jour.” En conséquence du difficile geis qui lui était imposé, Conn-eda avait l’esprit très préoccupé. Sachant bien qu’il avait un long voyage à faire avant d’atteindre sa destination, il se prépara immédiatement au départ, mais pas néanmoins avant d’avoir eu la satisfaction de contempler l’ascension de la reine à la place où elle serait obligée de rester exposée au soleil torride de l’été et sous les orages glacés de l’hiver, pour une durée d’un an et un jour, au moins. Conn-eda, ignorait totalement des démarches qu’il devrait entreprendre pour se procurer les pommes d’or, le coursier noir et le chien aux pouvoirs magiques. Néanmoins, parfaitement conscient que l’énergie humaine s’averrait inefficace dans cette situation, il jugea bon de consulter le grand druide, Fionn Dadhna, de Sleabh Badhna, qui était un ami, avant de se hasarder dans le voyage jusqu’au Loch Erne. Quand il arriva au campement du druide, il y fut reçu avec une amitié cordiale, et le rituel de bienvenue fut, comme c’est l’habitude, fait pour lui. Quand il fut assis, de l’eau tiède fut apportée, et ses pieds lavés, pour que la fatigue qu’il ressentait après son voyage soit convenablement dissipée. Le druide, après qu’il se soit rafraîchi avec les aliments les plus frais et les liqueurs les mieux vieillies, lui demanda la raison de sa visite, et plus particulièrement l’origine de sa tristesse, car le prince paraissait avoir l’esprit singulièrement préoccupé. Conn-eda raconta à son ami toute l’histoire de la transaction avec sa belle-mère du début jusqu’à la fin. “Ne pourriez-vous pas m’aider ?” demanda le prince avec une expression découragée. “Je ne peux pas, en effet, t’aider en ce moment”, répondit le druide; “mais demain au lever du soleil je vais me retirer vers mon ermitage en forêt et apprendre par la vertu de mon Druidisme ce qui pourrait être fait pour t’assister.” En conséquence, à l’aube du lendemain matin, le druide se retira dans son ermitage et consulta la divinité qu’il adorait, en usant de son pouvoir de devin et de magicien. Quand il est revenu, il a pris Conn-eda à part sur la lande et s’adressa à lui ainsi : “Mon cher fils, je trouve que tu es sous un sévère – un presque impossible – geis monté intentionnellement pour ta destruction. Personne au monde n’aurait pu conseiller à la reine de te l’imposer sauf la Cailleach de Loch Corrib, qui est la plus grande druidesse actuellement en Irlande, et sœur du Firbolg, Roi du Loch Erne. Il n’est pas dans mon pouvoir, ni dans celui de la divinité que j’adore, que de m’interposer en ta faveur; mais va directement à Sliabh Mis, et consulte “l’Oiseau à tête humaine”. S’il y a une possibilité de te soulager, cet oiseau pourra le faire, car il n’y a pas un oiseau dans l’occident aussi célèbre que celui-là : il connaît toutes les choses du passé, toutes les choses du présent et actuellement existantes, et toutes les choses qui existeront. Il est difficile d’accéder à sa cachette, et encore plus difficile d’obtenir de lui une réponse; mais je vais essayer de régler cette matière-là pour toi, et ça, c’est tout que je puis faire pour toi à présent.” L’archi-druide ensuite l’instruisit ainsi : “Prends le petit cheval à longs poils que tu vois là-bas, dit il à Conn-eda, et mets toi en selle tout de suite ; car dans trois jours l’oiseau se rendra visible et le petit cheval te mènera à son repaire. Pourtant, au cas où l’oiseau refuserait de répondre à tes questions, prends donc cette pierre précieuse (leag lorgmhar), tu lui en fera présent, il n’y a guère de danger ou de doute qu’il ne te donne sur-le-champ une réponse.” Le prince remercia le druide du fond de son cœur et sans tarder sella et enfourcha le petit cheval à poils longs. Il reçût la pierre précieuse du druide, et, ayant pris congé de lui, il se mit en route. Il laissa flotter les rênes sur l’encolure, comme on l’en avait instruit, afin que l’animal pût prendre librement la route de son choix. Il serait fastidieux de relater les nombreuses aventures vécues avec le petit cheval à poils longs. L’animal possédait le don de la parole, et pendant le voyage était un cheval druidique et sorcier (draoidheacht). Le prince atteignit la cachette de l’étrange oiseau à l’heure convenue, et lui présenta la pierre précieuse comme le grand druide Fionn Badhna l’en avait instruit. Il posa ses questions concernant la meilleure façon d’accomplir son geis. De la pierre sur lequel il était placé, l’oiseau prit dans sa bouche le bijou, et s’envola à quelque distance jusqu’à un rocher inaccessible. Du haut de son perchoir, il s’adressa au prince ainsi : “Conn-eda, fils du roi de Cruachan, lui dit-il d’une voix humaine forte et croassant, retire la pierre qui est juste sous ton pied droit et prends la boule de fer et la coupe (corna) que tu trouveras dessous ; puis monte à cheval, lance la boule devant toi et, quand tu auras fait cela, ton cheval te dira toutes les autres choses qui te seront nécessaires de faire.” Ayant dit cela, l’oiseau s’envola immédiatement hors de vue. Conn-eda prit grand soin de faire tout selon les instructions de l’oiseau. Il trouva la boule de fer et la coupe à l’endroit indiqué. Il les prit, monta sur son cheval, et lança la boule devant lui. Elle continua à rouler à vitesse régulière et le petit cheval poilu suivit la voie qu’elle traçait jusqu’à ce qu’ils arrivent sur les rives du Loch Erne. La boule ne s’arrêta pas, entra dans l’eau et devînt invisible. “Descends maintenant,” dit le poney druidique, et mets ta main dans mon oreille; prends y la petite bouteille de “Guérit-Tout” (Ãce) et le petit panier d’osier que tu y trouveras, et remontes vite, car c’est maintenant que les grands dangers et difficultés commencent.” Conn-eda, toujours fidèle aux obligeants conseils de son poney druidique fit ce qu’il lui avait recommandé. Ayant pris le panier et la bouteille de “Guérit-Tout” de l’oreille de l’animal, il remonta en selle et repris la route. Alors l’eau du lac parût comme une voûte éthérée au-dessus de sa tête. Quand il est entré dans le lac la boule réapparut, et roula jusqu’au moment où elle arriva au bord d’une rivière traversée par une chaussée, gardée par trois épouvantables serpents. On entendait les sifflements des monstres à grande distance, alors qu’en approchant au près, leurs gueules béantes et leurs crochets effrayants suffisaient à terrifier le plus vaillant. “Maintenant,” dit le cheval,”ouvre le panier et prends-y des morceaux de viande que tu lanceras dans la gueule de chaque serpent. Quand tu auras fait cela, fixe toi aussi bien que possible sur ta selle, car il nous faut nous préparer à passer ces serpents magiques (draoidheacht peists). Si tu jettes les morceaux de viande dans la gueule de chaque serpent sans la manquer, nous passerons en toute sécurité. Autrement nous sommes perdus ! “ Conn-eda, visant impeccablement, lança les morceaux de viande dans les gueules des serpents. “Bénédiction et victoire sur toi !” dit le cheval druidique. “Car tu es un jeune fait pour vaincre et prospérer.” Puis, en disant ces mots, il s’élança et d’un seul bond franchit à la fois la rivière et la chaussée gardée par les serpents, pour atterrir sept foulées au-delà du bord de la rivière. “Es tu toujours en selle, prince Conn-eda?” demanda le cheval. “Il ne m’a fallu que la moitié de ma force pour y rester,” rétorqua Conn-eda. “Je trouve,” dit le poney, “que tu es un jeune prince qui mérite de réussir ; un danger est maintenant passé, mais deux autres restent.” Ils continuèrent, suivant toujours la boule, jusqu’à ce qu’ils arrivent en vue d’une haute montagne toute embrasée de feu. “Cramponne toi,” avertit le cheval, “prépare toi à un autre saut dangereux !” Le prince tremblant et ne sachant que répondre, s’installa aussi sûrement que l’ampleur du danger sous ses yeux lui permettait. Dans l’instant qui suivit, le cheval prit son élan et vola comme une flèche par dessus la montagne en feu. “Es-tu encore vivant, Conn-eda, fils de roi ?” demanda le fidèle cheval. “Je le suis, mais tout juste, car je suis terriblement brûlé”, répondit le prince. “Du moment que tu vis tout de même,” dit le cheval druidique, “je suis désormais certain que tu es un jeune homme destiné à tous les succès et à toutes les bénédictions dans l’ordre surnaturel.” “Nos plus grands dangers sont passés,” ajouta-t-il, “et nous pouvons espérer surmonter le prochain qui sera d’ailleurs le dernier.” Après qu’ils aient avancé de quelques distances, son fidèle coursier s’adressa à Conn-eda en disant : “Descends maintenant, et applique un peu de la petite bouteille de « Guérit Tout » sur tes brûlures.” Le prince suivit immédiatement les recommandations de son conseiller, et dès qu’il eut appliqué le « Guérit Tout » à ses blessures, il se retrouva d’un coup mieux portant et plus vigoureux que jamais. Ayant accompli cela, Conn-eda se remit en selle et, suivant les traces de la boule de fer, aperçut bientôt une énorme cité ceinturée de hautes murailles. La seule porte visible était défendue non point par des hommes armés mais par deux tours qui émettaient des flammes visibles de très loin. “Descends sur cette plaine,” dit le coursier, ” et tire un petit couteau de mon autre oreille, et avec ce couteau il va te falloir me tuer et m’écorcher. Quand tu auras fait cela, enveloppes toi dans ma peau, et tu pourras franchir la porte sans te faire blesser ou molester. Lorsque tu te seras introduit dans la ville tu pourras en sortir à ton gré, parce que, une fois entré, il n’y aura plus aucun danger, et tu pourras passer et repasser la porte à tout moment comme il te plaira. Laisse moi te dire que tout ce que j’ai à te demander en retour, c’est de revenir immédiatement sur tes pas dès que tu auras franchi la porte, afin de mettre en fuite les oiseaux de proie qui probablement voleront déjà aux alentours pour se repaître de ma carcasse et je te demande en outre de répandre sur mes chairs, pour les préserver de la corruption, quelques gouttes du puissant élixir « Guérit Tout », si toutefois il en reste encore dans le flacon. Quand tu aurais fait cela en mémoire de moi, s’il n’est pas trop ennuyeux, creuses un trou et jettes mes restes dedans.” “Alors”, dit Conn-eda, “mon très noble coursier, parce que tu m’as été si fidèle jusqu’à présent, et parce que tu m’aurais rendu encore d’autres services, je considère une telle proposition comme un outrage à mes sentiments en tant qu’homme ; elle est absolument contraire à tout esprit capable de sentir la valeur de la gratitude, sans parler de mes sentiments en tant que prince ! Pourtant, comme prince, il me faut te dire ceci : Advienne que pourra la mort elle même sous ses formes les plus hideuses et les plus épouvantables je ne sacrifierai jamais une amitié privée à mon intérêt personnel. Je suis donc prêt, et je le jure sur mes armes valeureuses, à affronter le pire et même la mort plutôt que de violer les principes de l’humanité, de l’honneur, et de l’amitié ! Quelle horreur tu proposes !” “Peuh, mon ami ! Ne tiens pas compte de ça ; fait ce que je dis et prospère.” “Jamais! Jamais!” exclamait le prince. “Alors, si c’est ainsi, fils du grand monarque de l’Ouest,” dit le cheval sur un ton de profonde tristesse, “si tu refuses de suivre mon conseil sur cette occasion, je t’affirme que nous périrons tous les deux et que nous ne nous rencontrerons jamais plus. En revanche, si tu agis selon mes instructions, les choses prendront un tour beaucoup plus heureux et plaisant que tu peux l’imaginer. Je ne t’ai jamais trompé jusqu’à présent, et, dans ces conditions, pourquoi éprouves tu le besoin de mettre en doute la partie la plus importante de mes instructions ? Fais exactement ce que je t’ai dit, autrement tu m’exposeras par ta faute à un destin pire que la mort. Et en outre, je puis t’assurer que si tu persistes dans ta résolution, tout sera fini entre toi et moi pour toujours.” Quand le prince comprit que son noble coursier ne pourrait être dissuadé de sa décision, bien à contrecœur il prit le couteau dans l’oreille du cheval, et d’une main tremblante et hésitante, esquissant simplement le geste, dirigea le poignard contre la gorge du cheval. Les yeux de Conn-eda étaient baignés de larmes; mais à l’instant même qu’il pointait le couteau druidique vers la gorge de son bon cheval, le poignard, mue par une force magique, s’enfonça profondément dans le cou, et dans un instant la mort fit son œuvre, et le noble animal tomba mort à ses pieds. Quand le prince a vu son cheval mort par sa main, il se jeta par terre et sanglota bruyamment jusqu’à ce qu’il perdît connaissance. Quand il revint à lui, il vérifia que le petit cheval était bien mort. Comme il comprit qu’il n’y avait aucun espoir de le ressusciter, il considéra que la démarche la plus prudente à suivre serait d’agir selon les conseils qui lui avaient été donnés. Avec beaucoup d’appréhension et en versant d’abondantes larmes, il se mit en devoir de l’écorcher, tâche qui ne pris que quelques minutes. Quand il eut fini de détacher la peau du corps, dans la confusion du moment il s’en est enveloppé et, avançant vers cette ville magnifique dans un état proche de la folie, il entra sans obstacle ni être molesté. C’était une ville d’une population étonnement grande, et un endroit extrêmement riche. Mais sa splendeur, beauté et richesse n’avaient pour Conn-eda aucun charme, car les pensées au sujet de la perte qu’il a endurée avec la mort de son cher coursier dominaient toutes les autres considérations mondaines. Il avait à peine avancé de cinquante pas depuis la porte, quand la dernière requête de son très cher coursier druidique lui revint à l’esprit, et le contraignit à retourner pour effectuer ses dernières injonctions solennelles. Quand il arriva à l’endroit ou gisait les restes de son cher coursier magicien, il découvrit une épouvantable vision : des corbeaux et autres oiseaux de proie carnivores étaient en train de déchirer et dévorer la chair de son cher cheval. Ce fut un travail rapide que de les mettre en fuite, et ayant débouché son petit flacon de « Guérit Tout », il considérait comme un travail d’amour d’embaumer avec le précieux onguent les restes maintenant déchiquetés. Le puissant « Guérit Tout » avait à peine touché la chair inanimée, qu’à l’infinie surprise de Conn-eda, elle se mit à passer par d’étranges changements, et en quelques minutes, à son indicible joie et étonnement, elle revêtit la forme du plus bel et noble jeune homme imaginable. En un clin d’œil le prince était dans ses bras, l’étouffant d’embrassades et le noyant dans des larmes de joie. Quand l’un se fût remis de son extase de joie, et l’autre de sa surprise, l’étrange jeune homme s’adressa ainsi au prince : “Très noble et puissant prince, tu es bien ce que mes yeux ont jamais vu de meilleur, et, je suis, pour t’avoir rencontré, l’être le plus fortuné qui soit au monde ! Contemple donc en ma personne, revenu à sa forme naturelle, ton petit cheval druidique à longs poils. Je suis le frère du roi de la cité, et c’était le méchant druide, Fionn Dadhna, qui m’a si longtemps tenu en esclavage ; mais il fut obligé de me délivrer lorsque tu vins le consulter, parce que le geis de ma servitude se trouva dès ce moment rompu. Néanmoins, je n’aurais jamais pu recouvrer ma forme et mon apparence premières, si tu n’avais agi envers moi comme tu as eu la bonté de le faire. Ce fut ma propre sœur qui pria la reine, ta belle-mère, de t’envoyer chercher les pommes, le coursier et le puissant jeune chien, qui sont sous la garde de mon frère. Ma sœur, n’en doute pas, n’a jamais pensé à te faire le moindre mal, mais au contraire beaucoup de bien, comme tu ne vas pas tarder à t’en apercevoir ; d’ailleurs, si elle avait été mal intentionnée à ton égard, elle aurait pu parvenir à ses fins sans la moindre difficulté. Bref, elle désirait simplement te délivrer de tout danger et désastre futur, et m’arracher, grâce à ton aide, à mes implacables ennemis. Viens avec moi, mon ami et libérateur ; le coursier, le jeune chien aux extraordinaires pouvoirs et les pommes d’or vont être à toi, et un accueil chaleureux t’attend dans la demeure de mon frère, car tu mérites tout cela et beaucoup plus encore.” Ce fut l’occasion de ressentir une intense joie réciproque. Ils ne perdirent pas de temps en congratulations futiles, et se rendirent à la résidence royale du roi du Loch Erne. Là, ils furent reçus tous deux avec de grandes manifestations de joie par le roi et ses chefs de tribus. Quand le roi appris le but de la visite de Conn-eda, librement il consentit de lui confier le coursier noir, le chien aux extraordinaires pouvoirs appelé Samer, et les trois pommes guérisseuses qui poussaient dans son jardin. Cependant, tout ceci était sous une condition spéciale : qu’il accepte de rester comme invité jusqu’il doive partir pour accomplir son geis. Conn-eda, à la sollicitation sincère de ses amis, consentit, et resta dans la résidence royale du Firblog, roi du Loch Erne, dans la jouissance des plaisirs les plus délicieux et fascinants pendant son séjour. Quand l’heure de son départ fût arrivée, les trois pommes d’or ont été cueillies de l’arbre en cristal au centre du jardin de plaisir, et posées sur son pourpoint. Le jeune chien Samer a été mis en laisse, et la laisse dans sa main. Le coursier noir, richement harnaché, a été préparé. Le roi lui-même l’aida à monter en selle, et lui et son frère l’ont tous les deux assuré qu’il n’aurait pas à craindre les montagnes enflammées ou les serpents sifflants, car nul ne l’aurait empêché, son coursier étant toujours un laisser-passer pour aller ou revenir de son royaume sous les eaux. Avec son frère ils ont obtenu de Conn-eda la promesse qu’il leur rendra visite au moins une fois par an. Conn-eda prit congé de son cher ami, et du roi son frère. L’adieu fut tendre, altéré par des regrets des deux cotés. Il suivit son chemin sans rencontrer d’obstruction, et finalement vu apparaître le château de son père. La reine était toujours perchée sur le pinacle de la tour, mais pleine d’espoir, car l’aube du dernier jour de son épreuve venait de poindre. Le prince n’arriverait peut-être pas à temps et perdrait par-là pour toujours tous ses droits à la couronne. Mais ses espoirs étaient condamnés à la déception. Cependant quand ses messagers postés pour le guetter ont annoncé son arrivée, elle est restée incrédule. Mais quand elle le vit monté sur un coursier noir écumant, richement caparaçonné, et menant en laisse avec une chaîne d’argent un étrange animal, elle su aussitôt qu’il revenait triomphant, et que les plans machinés pour sa destruction avaient été vains. Folle de désespoir, elle se jeta du haut de la tour et alla s’écraser sur le sol. Conn-eda fut chaleureusement accueilli par son père, qui l’avait pleuré, pendant son absence, comme s’il l’avait perdu pour toujours. Et lorsque le roi apprit la vilenie de la conduite de la reine, il ordonna que ses restes fussent brûlés pour sa perfidie et méchanceté. Le prince planta ses trois pommes d’or dans son jardin. Sur le champ jaillit un arbre magnifique, portant des fruits semblables. Cet arbre fut la raison pour laquelle tout le royaume se mit à produire une exubérance de récoltes et de fruits, jusqu’à devenir aussi fertile et abondant que les domaines des Firbolgs, car tels étaient les pouvoirs extraordinaires des fruits d’or. Le chien Samer et le coursier lui furent d’une grande utilité. Son règne a été long et prospère, célèbre parmi les anciens pour la grande abondance de blé, fruits, lait, volailles et poissons qui se produisit pendant ces temps heureux. Le royaume que gouverna Conn-eda porte encore son nom : c’est à l’ouest de l’Irlande la province du Connaught. * Innis Fodhla, Ile du Destin, un vieux nom pour l’Irlande. * Les Firbolgs sont un peuple historique et mythique, ils font partie des anciens dieux d’Irlande. Parmi les croyances qui leur sont attribuées, leurs “Champs Elysées” sont sous l’eau. La paysannerie considère toujours que de nombreux lacs sont habitas. « The Story of Conneda, or the Golden Apples of Lough Erne », traduite par N. O’Kearny de l’original irlandais du conteur Ab. Mc Coy ; publiée par W. B. Yeats, Irish Faity and Folk Tales, New York, Modern Library, sans date. Le conte avait paru dans le Cambrian journal, 1855. On trouvera un récit analogue, parlant d’un prince et d’un petit cheval dans Jererniah. Curtin, Myths and Folk-Lore of Ireland, Boston, Little Brown and C°, 1890 : « The King of Ireland and the Queen of the Lonesome Island ».