Quel jeu de Nicolas Conver choisir? Joël a écrit , Le 28/05/2006 Monsieur Flornoy, Tout d’abord, mes plus vives et sincères félicitations pour votre site, véritable mine de renseignements!Comme vous ne me connaissez pas, permettez que je me présente brièvement. Je me prénomme Joël. Je vis actuellement à Paris, où je me consacre à la traduction du Zhouyi, que vous connaissez plus sûrement sous le nom de Yi-King. Comme ce fut probablement le cas pour vous quant au tarot, c’est le manque cruel de la moindre version correcte de cet ouvrage sur le marché de l’édition (francophone comme anglophone) qui m’a convaincu de la nécessité de m’occuper moi-même d’établir un texte honnête. Oui, quand je me suis rendu compte des arnaques intellectuelles autour du tarot, je me suis décidé à être actif. Il semble que cet état d’esprit vous anime. Depuis peu, je m’intéresse aux tarots. Cette technique présente certaines analogies avec le Zhouyi, bien des différences aussi. Parmi les choses qui rapprochent ces deux oeuvres, citons: 1. leur anonymat; 2. leurs vocations (divination, au plus, méditation sapientiale, au moins); 3. une structure formelle très rigoureuse, synthèse des croyances et connaissances de leur temps; 4. l’interactivité dans la consultation (lecture circonstanciée); 5. le mode “aléatoire” du protocole de consultation; 6. la nécessité d’en interpréter le résultat; 7. d’impliquer, pour être valide, une correspondance entre microcosme et macrocosme; 8. d’admettre l’idée d’archétypes; 9. d’admettre la synchronicité comme phénomène réel et normal; 10. de susciter chez la plupart des gens fantasmes en tous genres et propos les plus aberrants (du “mystique” le plus délirant à l’occultiste le plus “docte”). Parmi les choses qui les séparent radicalement, citons: 1. leurs lieux et époques d’apparition; 2. de profondes différences culturelles; 3. le temps de gestation nécessaire à leurs apparitions successives; 4. leurs différences de structures (voire d’architectures); 5. leur différences de langage adopté (image vs texte, même si les caractères chinois sont dits idéographiques et/ou pictographiques – les deux étant tantôt vrais, tantôt faux); 6. un mouvement symbolique inverse (de l’icône vers le sens pour le Tarot, de l’écriture vers le sens pour le Zhouyi). Cette dernière différence pourrait s’énoncer, de façon un peu plus claire, de la façon suivante: à l’observateur patient, les images des Tarots se mettent à discourir et les énoncés écrits du Zhouyi évoquent des images. Que rajouter à ça ! Votre analyse est absolument superbe. Enfin, autre différence, dont je suis un peu moins sûr, il semblerait que le Tarot de Marseille n’ait été considéré comme un procédé potentiellement divinatoire que tardivement. Dès le départ, 1375/1377, les deux usages : divination et jeu d’argent ont coexisté. C’est la dichotomie jeu populaire, jeu d’artiste, les jeux papier et les jeux enluminés, les jeux de maîtres graveurs et les jeux d’oeuvriers de cour. Vous avez aujourd’hui la même coexistance entre les jeux fantaisie ou artistiques et les jeux de ou issus de la tradition française. Auquel cas, je dois avouer ne pas bien comprendre la raison d’être de sa conception. Elle ne pourrait alors avoir pour bien-fondé que : 1. l’aspect ludique du jeu (mais la perfection de sa structure ne plaide pas en faveur d’une telle hypothèse); 2. une vocation d’imagier moraliste et édifiant (même remarque); 3. la transmission de certaines informations sous forme cryptées (tradition=transmission). Mais il y a peut-être d’autres possibilités encore, que je n’ai pas vues. Il n’y a rien de crypté dans le tarot. Il y a toujours d’inscrit le sens direct, celui représenté par l’image et on ne doit pas lui en faire dire des fadaises avec des détails qui n’en sont pas. La fille de l’arcane XVII L’étoile, est parturiente chez Dodal et Conver. Viéville, qui est direct, représente cette étape, celle du -maître accompli- par un architecte maître d’oeuvre entrain de bâtir. On ne peut être plus clair! Noblet lui, insiste par l’image sur l’aspect virginal et actif de la force créative en dessinant un androgyne jeune fille/homme fort. La fille est enceinte parce qu’elle est porteuse d’un avenir. Quant à Paul Marteau, ne le comprenant pas, il oublie ce gros ventre et le biffe. On lit le tarot en direct, c’est la langue des oisons. Pour eux comme pour nous, un doigt d’honneur veut dire : allez vous faire foutre. Est-ce crypté? Les tibétains ont la tradition des “tertons”, les “découvreurs de trésors”. Le tarot a été jeté dans les bistrots en pâture à la lie du peuple pour que son message puisse passer les siècles et parvenir à celui qui pourra en comprendre de l’intérieur le sens et acceptera la mission de le faire revivre. Il est une bouteille à la mer qui attend son terton. Le Zhouyi, n’est-t-il pas dans le même cas de figure ? En revanche, il est désormais absolument certain que la conception du Zhouyi procède principalement voire exclusivement de pratiques divinatoires littéralement pré-historiques (précédant l’écriture chinoise: finalisme naïf mis à part, il serait à peine exagéré d’affirmer que les chinois ont inventé leur écriture pour écrire le Zhouyi.) Ces pratiques divinatoires sont aujourd’hui bien identifiées, archéologiquement avérées, et ont donné lieu à toutes sortes de termes savants alléchants: scapulomancie, pyromancie, etc. Mais revenons au tarot. Je m’y intéresse depuis peu, disais-je. Je me suis procuré mon premier jeu il y a deux semaines. J’ai acheté la version d’O. Wirth après être tombé “par hasard” sur son ouvrage Le Tarot des imagiers du Moyen-Age. J’aurais pu tomber plus mal. Cependant, étant, comme vous l’avez sans doute deviné, une sorte de puriste, je ne me satisfais déjà ni du jeu de Wirth ni de ses thèses. C’est ainsi que je me suis mis en quête de mieux sur la “toile”. Veinard que je suis, l’un des premiers sites vers lequel mes recherches m’ont dirigé fut le vôtre. Je vous sais gré de ce que le vôtre (de purisme) m’a largement prévenu de nombreux fourvoiements, achats inutiles, pertes de temps précieux, etc, etc. J’ai pu apprécier un aperçu de la richesse et de la diversité des Tarots de Marseille (qui désormais seuls m’intéressent) derrière l’apparente fixité de leur “moule” commun. Dodal, Noblet, Viéville: autant de noms qu’on aurait peine à seulement trouver cités ailleurs (sinon chez TarotL, Revak et certains sites italiens). Non content de les réhabiliter, vous en montrez deux versions (fac-similé et restaurée). “Mais que veut-il à la fin?” J’y viens. Je note bien que selon vous, la version de Nicolas Conver est en quelque sorte “le début de la fin” de la tradition vivante du Tarot de Marseille. Néanmoins, il semble que cela soit le plus ancien jeu que l’on puisse se procurer à prix modique et surtout COMPLET (les 78 lames). J’ai eu la chance que mon cousin soit un fouineur et qu’il ait trouvé dans une boutique consacrée aux jeux trois exemplaires neufs du Dodal, édition Dusserre, malheureusement épuisée depuis plus de vingt ans, au prix de l’occasion. Peut-être pourriez-vous tenter votre chance. Après enquête personnelle, je suis arrivé à distinguer un certain nombre d’éditions du Tarot de Conver, je parle des éditions disponibles sur le marché de la vente. Je vous les soumets et vous demande, s’il vous plaît, de bien vouloir confirmer ces données, les rectifier et/ou y ajouter celles que j’ignore. 1. La réédition de Camoin de 1960 (édition “bicentenaire”). (Le Camoin en question ne serait pas Philippe mais son père?) Oui, cependant le Philippe en question se nomme du nom de son père : Tourasse! Cette version semble avoir été réalisée d’après les gravures originales (comme l’atteste l’usure) mais utilise malheureusement la quadrichromie moderne, façon fin 19e et 20e. Est-ce bien cela? C’est exact. 2. La version de LoScarabeo (j’ignore l’année). Le peu de documents que j’en ai pu trouver m’inclinent à penser qu’il s’agit d’une reconstitution, non d’après les moules, mais d’après les cartes conservées à la B.N. Je n’exclus pas l’hypothèse d’une synthèse avec d’autres modèles (Lequart-Arnoult, par exemple), laquelle influence serait par conséquent tue. Les couleurs sont plus nombreuses et semblent nettement plus conformes à l’original. Un peu trop “flashy” peut-être. Est-ce vraiment le cas ou seulement une impression due à un défaut de traitement de l’image au scannage? C’est encore exact. 3. La réédition du Héron. Elle semble être un pur fac-similé des cartes telles qu’elles sont conservées à la B.N., dans leur état actuel. Les verts ont noirci et l’ensemble des couleurs a jauni. Mais au moins, on sait à quoi s’en tenir et il ne semble pas qu’il y ait eu de “ravaudage” intempestif. Ici encore, il est possible que le scanner et l’écran exaspèrent ledit jaunissement. Il est presque “pur jus”. Pour éviter de payer des droits à la B.N., l’éditeur de l’époque Le Héron à réduit sa proportion de près de 10%, c’est, avec l’épaisseur du carton, le rose rajouté aux visages et son dos incongru ses seuls défauts. Il est méanmoins le moins mauvais et la source. 4. Si j’exclus bien évidemment le Grimaud-Marteau de 1930 de cette liste, je ne peux en revanche pas omettre a priori la version récente de Camoin-Jodorowsky (1997 ou 1998). Je crois savoir qu’elle ne vous est pas sympathique. Pour ce que j’en sais, elle est en effet au moins mensongère: il ne s’agit en aucun cas du prétendu “Tarot originel”. C’est une parmi les raisons qui ne me le rend pas sympathique. Je suis allé sur le site de Camoin et Jodo’ et me suis amusé à lire le dossier de presse. Le plus drôle, ce sont les articles de la presse espagnole (on a l’impression que Camoin s’y est particulièrement “lâché”, dans la teneur des propos comme dans leur ton). Là où cette version est cependant susceptible de m’intéresser, c’est en tant que restauration de Conver pragmatiquement utilisable et aisément lisible. D’une part, je sais (grâce à vos démonstrations) que Conver est déjà éloigné d’une tradition vivante du Tarot de Marseille. D’autre part, j’ai noté chez Camoin-Jodo quelques “innovations” qui l’en éloignent davantage. Je vois mal comment nos chers “restaurateurs” pourraient justifier, par exemple, les boutons apparus, comme par magie, sur la tunique du Bateleur – ceci dit, un Jodo’ serait fichu de dire que, justement, c’est la magie du Bateleur qui, etc.). Je me demande également si la porte de La Maison-Dieu “révélée” par leur travail est bien conforme à une authentique découverte d’archives. Il semble s’agir d’un résultat syncrétique. Il y a tout lieu de le penser. Quant aux “révélations” et au “code secret”, je vous renvoie à la page que j’y ai consacré : https://www.letarot.com/pages/les-clefs-mathematiques-et-graphiques-du-tarot.html Mais cet aspect peut justement être son intérêt, notamment pour un débutant. Et n’y a-t-il pas déjà de nombreuses améliorations par rapport au Grimaud de Marteau? Qu’en pensez-vous? Vous n’êtes pas débutant pour de nombreuses autres choses me semble-t-il, et, ces “améliorations” ne valant que ce que valent les hommes qui les ont introduites, il y a lieu d’être circonspect, ne croyez-vous pas? 5. Y aurait-il d’autres rééditions dont j’ignore l’existence? Vous avez été très complet, je pense exhaustif même. Entre ces jeux mon coeur balance. Je n’en possède aucun et ne puis me fier qu’aux images visibles sur le web, dont certaines à faible résolution ou aux couleurs suspectes. De plus, chacun a ses avantages et ses inconvénients. J’aimerais avoir simplement quelques données complémentaires, de la part d’un spécialiste, passionné et connaisseur (vous). En définitive, je prendrai ma décision seul, partagé entre mon purisme pointilleux et la hâte de trouver une édition abordable pour m’y plonger bien vite. Or, je suis encore loin d’être un collectionneur. Il sera toujours temps, plus tard. … A bientôt de vos nouvelles et bonne continuation! Encore bravo pour votre travail. Cordialement, Joël. Merci de vos questions et de m’avoir donné la chance de pouvoir vous répondre. Amitiés, JC Flornoy le 28 mai 2006 à Sainte-Suzanne