Les héritiers de Nicolas Conver

Édition originale Nicolas Conver 1760 Édition Le Héron , fac-similé de l’original marques: 1760 Conver

 

Pour deux générations de chercheurs, le seul et unique tarot de Marseille disponible sur le marché a été celui de Paul Marteau, diffusé par ses propres éditions depuis 1930, à savoir Grimaud, sous le nom d’ “ancien tarot de Marseille”. Ce tarot n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes pour tout amateur d’authenticité. Aujourd’hui, grâce au web et au travail de nombreux chercheurs, pratiquement l’ensemble des archives mondiales sont disponibles et une nouvelle réflexion critique peut naître. Pour ces deux générations, l’analyse et les commentaires ont été faits sur ce jeu qui avait la réputation d’être le seul et unique tarot authentique et traditionnel. De plus, il s’enorgueillissait d’une paternité mythique : le cartier marseillais Nicolas Conver, dont le jeu conservé à la BN porte la date de 1760. Le problème, c’est que rien ne tient la route dès que l’on fouille un peu les archives : le graphisme est une copie réductrice et les couleurs n’ont plus rien à voir avec l’original.

Que s’est-il donc passé?

En 1760, le jeu de tarot, qui a déjà près de 400 années d’histoire, est en perte de vitesse à la cour et dans le milieu des joueurs. Les cartiers de Paris et Lyon l’ont déjà abandonné, pratiquement seuls les cartiers marseillais et du sud de la France s’en occupent encore. Les jeux, enluminés au pochoir sont chers, très chers. De plus, ils sont réalisés sur des papiers fragiles et leur durée de vie courte.

L’industrialisation changera un peu la donne en abaissant les coûts mais ne fera pas renaître l’engouement populaire extraordinaire qu’avait pu avoir le jeu de tarot.

En 1890, la guerre commerciale entre les cartiers marseillais et parisiens faisait rage. Le marseillais Camoin récupère la succession Conver qui en réalité se compose principalement de moules très usagés, de petit matériel et dépôts commerciaux. De son côté, Grimaud, en rachetant Lequart en 1891, fait de même en récupérant le cartier parisien Arnoult. Arnoult n’était pas attesté pour les tarots, seulement pour les cartes ordinaires en 1748. Qu’à cela ne tienne, c’est un tarot directement copié sur Conver qui voit le jour.

Par la suite, la maison Camoin se désintéressera des tarots pour se consacrer à l’exportation de jeux ordinaires vers les colonies, principalement d’Extrême-Orient, avant de disparaître définitivement en 1970. Au début du XXe siècle, Grimaud reprendra la “branche tarot” de la maison Camoin et pourra ainsi se dire héritière de Nicolas Conver.

L’occultisme donnera un second souffle aux éditeurs et Grimaud, grand vainqueur de la “bataille des tarots”, en deviendra pour longtemps le seul éditeur. C’est ainsi que nous arrivons en 1930 avec comme patron chez Grimaud : Paul Marteau. Voulant faire partie de l’intelligentsia ésotérique et spirituelle de son temps, il commit la trahison par excellence : bidouiller, triturer, malaxer une tradition. Il fit prendre, pour deux générations, des vessies pour des lanternes en laisant croire que son tarot était celui de Nicolas Conver, alors qu’il n’était qu’une médiocre copie, résultat de diverses opérations commerciales et techniques.

Deux générations ont planché et analysé des couleurs totalement bidonnées, la pire des trahisons de cet homme est là : il a fait perdre au tarot son opérativité due aux couleurs. Que d’intelligences se sont égarées et ont tourné en rond dans des “chemins qui ne mènent nulle part” comme aurait pu dire Martin Heidegger.

Rendons tout de même un hommage posthume à cet homme, sans lui, le graphisme “dit de Marseille” n’aurait plus été publié et les deux générations passées n’auraient eu de disponible que les tarots anglo-saxons, fantaisie et en dehors de toute tradition.

Nicolas Conver : Quel jeu choisir?

Édition Lequart 1890Édition Lequart 1890 marques: 1748 Arnoult

Édition Camoin 1890Édition Camoin 1890 marques: 1760 Conver

Édition Grimaud 1977Édition Grimaud 1977 marques: 1748 B.P. Grimaud 1930

Édition Grimaud 1977Édition Ph. Camoin 1997 marques: Camoin Jodorowsky 1471-1997

Voici un exemple de la confusion que Paul Marteau a volontairement laissé s’installer

Édition Marteau 1949Paul Marteau, © 1981 – Le Tarot de Marseille, Paris – Arts et métiers graphiques, dépôt légal 1949

Édition Marteau 1949Paul Marteau, © 1949 – Le Tarot de Marseille, Paris – Arts et métiers graphiques, dépôt légal 1949

 

Selon les éditions du livre de Paul Marteau (+1966) les mêmes images n’ont pas été utilisées. A droite, c’est l’édition Camoin/Conver qui a été utilisée, à gauche, c’est l’édition Lequart, dans une variante de couleurs, proche de celle de Camoin.

Toute cette filiation est extrêmement “tirée par les cheveux” et n’offre pas d’intérêt pour la transmission du sens intérieur du tarot. La seule question essentielle à mes yeux est de comprendre pourquoi Paul Marteau, qui, en héritant de son oncle Georges Marteau, possédera à titre personnel le Noblet, le Dodal, le Viéville, et le Conver dans son édition originale, a publié ce qu’il a nommé “l’ancien tarot de Marseille”, dans les couleurs de l’édition 1890 Camoin.

Une parmi les pistes de réponses se trouve peut-être dans la toute première édition de son livre, en 1929, édition de luxe pratiquement introuvable aujourd’hui, qui utilise en illustration des cartes collées Camoin 1890. Toute la rhétorique et le discours de Marteau étant installés sur cette version, il s’est piégé lui-même et a persévéré dans cette optique, son propre tarot ne datant que de 1930.

Pourquoi en 1890 Camoin décide-t-il de ces couleurs ? La réponse est probablement très simple : économie. En effet, l’impression n’utilise que quatre couleurs : jaune, bleu, rouge, chair, ce qui réduit les coûts de fabrication.

Quant à l’édition Ph. Camoin/Jodorowsky de 1997, selon leurs dires, ils ont voulu reconstituer “l’authentique” tarot, le tarot “originel” sur les bases issues de Nicolas Conver. La réalité, c’est qu’ils ont fait “leur” tarot personnel en le modifiant et en y mettant leurs réflexions. Il vaut ce que valent les hommes.

Un bon fac-similé de l’édition originale de 1760 existe, un autre fac-similé d’une édition industrielle c.1850 vient d’être publié, les couleurs originales ont été trahies, fuyez-le.

Voilà une approche pour cet héritage difficile et très revendiqué.